Billet littéraire KS. Ep 53. «Survivre… enfants et jeunes de la rue» de Chakib Guessous, ou l’asphalte comme horizon

Chakib Guessous, médecin, socio-anthropologue et auteur en sciences sociales. (S.Bouchrit/Le360)

À travers des récits de vie poignants, le sociologue Chakib Guessous éclaire d’un jour nouveau le phénomène des enfants de la rue. Il révèle la diversité des parcours, et surtout alerte sur l’émergence inquiétante des «natifs de la rue», enfants nés sans autre horizon que l’asphalte. Un livre nécessaire qui interpelle autant qu’il émeut, appelant à repenser la prise en charge de ces jeunes marginalisés.

Le 25/07/2025 à 09h59

L’essai de Chakib Guessous, publié en mai 2025 aux éditions La Croisée des chemins, constitue un tournant majeur dans la compréhension d’une réalité sociale oubliée. Au fil des chapitres, Guessous clarifie les termes du débat et propose des distinctions conceptuelles essentielles. Par exemple, il distingue nettement «les enfants dans la rue» – ceux qui y passent de longues journées, mais rentrent dormir chez eux – des «enfants de la rue», qui y vivent durablement après une rupture totale ou partielle avec leur famille. Toutefois l’apport majeur de cette enquête réside dans la description pionnière d’une nouvelle génération particulièrement préoccupante: «l’émergence des natifs de la rue», c’est-à-dire des enfants nés de mères elles-mêmes sans abri et qui grandissent sans aucune attache familiale traditionnelle.

Les «nouveau-nés de la rue», un épiphénomène inquiétant

Ces «nouveau-nés de la rue» n’ont jamais connu d’autre univers que celui du bitume: «ces générations-là ne connaissent pas de maisons et n’intègrent pas la dimension de domicile, dans leur raisonnement […]; ils n’ont pas acquis ces conceptions sociales, ce qui fait que leur esprit évolue de manière éclatée», alerte le sociologue. Même si le phénomène n’en est qu’à ses débuts – «Pour l’heure, nous avons quelques cas», précise-t-il –, il annonce un défi inédit pour l’avenir. Comment ces enfants, nés et élevés dans la rue, pourront-ils construire leurs repères et une identité sociale stable sans aucune expérience préalable d’une vie «normale» en foyer? L’auteur confie son désarroi et appelle à approfondir les recherches sur ce sujet en croisant les approches sociologiques et psychologiques. L’introduction du concept de «natifs de la rue» dans le débat constitue ainsi une avancée novatrice, qui élargit la réflexion au-delà des parcours individuels et interroge la transmission intergénérationnelle du phénomène. Par ce cadrage précis, le sociologue affine la compréhension du fléau et refuse les généralisations hâtives.

Récits de vie poignants et visages de l’invisible

Si l’approche est scientifique, la force vive de l’ouvrage réside dans les témoignages humains que l’auteur recueille et met en lumière. Chakib Guessous nous plonge dans le quotidien de ces enfants et jeunes qui parcourent les trottoirs des villes en y laissant des lambeaux d’enfance. Mais qui sont-ils? L’auteur observe, par exemple, qu’à Casablanca, «les personnes en exclusion de rue sont de tout âge. Cependant, la première décennie de la vie est très faiblement représentée. Le nombre des résidents de la rue croît à partir de 15 ans». Ce sont les adolescents et les jeunes adultes qui sont les plus nombreux. La tranche «des 11 à 20 ans» est ainsi la plus représentée, intéressant plus d’un résident de la rue sur trois selon le sociologue. Les «21 à 30 ans» représentent un peu plus d’un résident sur cinq, détaille-t-il.

Page après page, ces voix émergent, brutes et sans fard, nous obligeant à regarder en face ce que la société refuse de voir. L’auteur cède volontiers la parole à ces enfants afin qu’ils racontent leurs histoires – fuites du foyer familial, abus subis, errance et débrouille, espoirs ténus. Chaque témoignage est restitué avec respect, sans pathos superflu, mais empreint d’une poésie douloureuse. Un quotidien résumé en quelques mots, qui claquent comme un manifeste de survie: «Le froid, la faim, l’absence. Mais aussi le courage, l’espoir, la fraternité entre les pierres du trottoir.» À travers cette litanie où se côtoient la détresse la plus crue et l’humanité la plus vibrante, transparaît toute la rage de vivre d’une jeunesse ballottée entre l’abandon et la solidarité improvisée des compagnons d’infortune.

Des visages derrière les chiffres: une humanité à vif

La force du livre tient à cette incarnation permanente des faits sociologiques à travers des destins individuels. Les chiffres – lorsqu’ils existent – prennent corps grâce à des prénoms, des âges, des regards. Chakib Guessous souligne d’ailleurs l’indigence des données officielles: «Nous n’avons aucune idée du nombre d’enfants des rues au Maroc en 2025», déplore-t-il amèrement. Face à ce vide statistique qui invisibilise le problème, il oppose la présence bien réelle de ces enfants dans nos rues, présence qu’il documente par l’observation et l’écoute. L’auteur esquisse ainsi des portraits saisissants de jeunes aux parcours variés: tel adolescent fuyant un foyer violent et trouvant refuge sous un pont auprès d’un groupe, telle fillette exploitée pour la mendicité diurne puis rendue chaque soir à un semblant de foyer.

L’essai restitue finement cette diversité des situations: tous les enfants des rues ne sont pas orphelins ni totalement déracinés – certains «passent leurs journées à travailler dans la rue et rentrent chez eux le soir», participant ainsi à une économie de la mendicité parfois orchestrée par des adultes. D’autres, en revanche, n’ont plus aucun foyer et tentent, tant bien que mal, de recréer une famille de substitution sur le bitume, partageant ses dangers, mais aussi d’éphémères moments de camaraderie.

Jamais l’auteur ne réduit ces jeunes à de simples cas d’étude; au contraire, il insiste sur leur individualité, leur dignité intrinsèque et leurs rêves, qui survivent malgré tout. «Chaque enfant de la rue a des rêves qui lui sont propres», affirme-t-il en substance, refusant que ces jeunes soient uniquement définis par leurs manques ou leurs écarts. Chakib Guessous met ainsi en lumière «les ressources et la résilience de ces jeunes qui continuent de rêver et de se battre pour leur dignité». Au détour d’une page, on découvre ainsi un garçon de 15 ans qui, dormant sous une arcade, aime secrètement dessiner des mangas, ou encore cet autre enfant qui, les pieds nus sur le goudron, parle chaque nuit aux étoiles en imaginant qu’elles transmettront ses vœux vers un Dieu bienveillant. Ces instants d’humanité saisissants confèrent à l’ouvrage une dimension vitale indéniable: le style reste pudique, mais sait épouser la poésie involontaire de ceux qui n’ont pour toute richesse que leurs mots et leurs rêves.

De la rue à la marge: spirales de violence, dépendances et défis de la réinsertion

L’auteur aborde l’ampleur de la toxicomanie juvénile de rue en évoquant le fléau du sniffage de colle et de solvants, phénomène apparu dès les années 1990 et toujours répandu parmi les jeunes errants (même si les chiffres précis manquent, les associations de terrain notent une augmentation des dépendances).

L’auteur analyse avec une précision douloureuse comment les maltraitances, les abus sexuels ou psychologiques, la désagrégation familiale et la pauvreté extrême forment le terreau de l’exode des mineurs vers la rue. Celle-ci apparaît à la fois comme un ultime refuge face à l’insupportable et comme un piège exposant ces enfants à de nouveaux dangers (drogue, délinquance, exploitation). L’essai explore ces mécanismes complexes conduisant à la marginalité et met également en lumière les difficultés liées à la réinsertion. Par exemple, un enfant ayant longtemps «travaillé» dans la mendicité acceptera difficilement un programme de formation rémunéré en deçà de ce qu’il obtenait en faisant la manche, obstacle concret que rencontrent fréquemment les associations. L’auteur aborde aussi la question de la violence subie puis reproduite: nombre de jeunes de la rue ont été victimes de brutalités (domestiques ou urbaines) et développent à leur tour des comportements agressifs ou autodestructeurs. Un accompagnement psychologique devient ainsi indispensable à toute tentative de réinsertion – dimension souvent négligée par les dispositifs actuels.

«Survivre… enfants et jeunes de la rue» s’adresse avant tout à un lectorat non spécialiste, désireux de comprendre une réalité sociale complexe. Au-delà du contexte marocain, l’ouvrage inscrit son propos dans une perspective globale, n’hésitant pas à comparer la situation des enfants des rues du Maroc avec celle d’autres pays, évoquant un catalogue des différentes réalités dans d’autres pays et régions. Cette dimension comparative permet d’éclairer ce qui fait la spécificité marocaine (par exemple la persistance de la mendicité organisée) tout en montrant que le phénomène des «enfants en marge» est un problème planétaire. Ce livre coup de poing ne se contente pas de dénoncer, il propose en creux un modèle de société plus solidaire, où l’enfant – quel qu’il soit – redevient une priorité absolue. Les dernières pages, empreintes d’espoir lucide, soulignent que si la situation est critique, elle n’est pas immuable.

Sur l’auteur

Chercheur engagé dans les politiques sociales au Maroc, Chakib Guessous – cofondateur de l’association Riad Al Amal en 2007 œuvre à la réinsertion des enfants de la rue. On lui doit notamment «L’exploitation de l’innocence – le travail des enfants au Maroc» (2002), «Les grossesses de la honte – Les filles‑mères au Maroc» en collaboration avec Soumaya Naamane Guessous (2006, réédité en 2011) ou «Mariage et concubinage dans les pays arabes» (2018).

«Survivre… enfants et jeunes de la rue», Chakib Guessous, 278 pages. La Croisée des chemins, 2025. Prix public: 110 DHS.

Par Karim Serraj
Le 25/07/2025 à 09h59