Al-Andalus, sans lamento

Mouna Hachim.

Chronique«Si Al-Andalus n’est plus, Dieu nous a compensés par le Maghrib, qui a préservé son héritage».

Le 16/11/2024 à 11h00

«Nous constatons que le Machriqi ne connaît pas le Maghribi. Tout ce qu’il évoque, c’est Al-Andalus avec des lamentations sur Al-Andalus. Or, Al-Andalus est «fille» du Maghrib, tant à ses débuts qu’à sa fin. Et même si Al-Andalus n’est plus, Dieu nous a compensés par le Maghrib, qui a préservé son héritage».

Ces mots sont un extrait du discours du Sheikh Dr. Sultan bin Muhammad Al Qasimi, émir de Sharjah, membre du Conseil suprême des Émirats arabes unis, par ailleurs, docteur en histoire de l’université d’Exeter, docteur en géographie politique du Golfe de l’université de Durham, président de l’université de Sharjah, auteur de nombreux ouvrages avec l’Histoire comme thématique centrale.

Quant au contexte de cette déclaration, c’est celui du dîner organisé en l’honneur du Maroc, invité d’honneur du Salon international du livre de Sharjah, en présence notamment de l’ambassadeur du Maroc auprès des Émirats arabes unis, Ahmed Tazi, et du ministre de la Jeunesse, de la Culture et de la Communication, Mohammed Mehdi Bensaïd, qui dirige la délégation marocaine.

L’occasion pour nous de rappeler les liens indéfectibles tissés entre le Maroc et la Péninsule ibère dont il est éloigné par un bras de mer de moins de quinze kilomètres qui relie plus qu’il ne sépare.

C’est bien de Sebta qu’était partie en 710 la mission de reconnaissance envoyée en Espagne par le gouverneur omeyyade du Maghreb, Moussa ibn Nousayr, formée de 400 fantassins et de 100 cavaliers, essentiellement amazighs, fournis par l’émir rifain christianisé, le fameux Yulyan al-Ghomari, appelé «Comte Julien» dans les chroniques occidentales.

Accostant sur une plage où se dressera la ville fortifiée de Tarifa à laquelle le commandant en chef amazigh, Tarif ibn Malik, laisse son nom, la mission fait, de là, une incursion vers Algésiras et prépare la conquête musulmane de l’Espagne.

Exactement une année plus tard, l’assaut partit cette fois de Tanger, sous les ordres d’un autre commandant de l’armée omeyyade, également d’origine berbère, le célèbre Târiq ibn Ziyad, secondé par l’exarque Yulyan, à la tête d’environ 7.000 hommes auxquels s’ajoutera un renfort de 5.000 autres, majoritairement berbères.

Près de deux ans plus tard, toute la péninsule était sous prépondérance musulmane, enrichie de l’apport de plusieurs éléments ethniques et développant un art de vivre issu du croisement de toutes ces influences: tribus berbères dont les marques sont éclatantes encore aujourd’hui dans la toponymie; tribus arabes Qaysites et Yéménites, Muwalladoun (autochtones convertis à l’islam), convertis non arabes, appelés Mawali, arrivés avec l’armée damasquine...

Al-Andalus sera également l’ultime refuge d’un membre de la famille omeyyade, Abd-al-Rahmane ibn Moawiya, «Faucon de Quraych», qui avait fui la révolution et le massacre abbassides en Orient pour fonder un émirat indépendant en Espagne, après une halte de cinq ans au Maroc où il avait trouvé soutien et protection, d’abord à Tadla puis, surtout, sur la côte méditerranéenne du Rif, chez ses oncles maternels Nafza ainsi que le soulignent les historiens Ibn Idhari al-Marrakushi ou Ahmed al-Maqqari Tlemçani.

Depuis ces rivages, fief de l’émirat de Nekour, il prend donc la mer pour accoster, juste en face, à Almuñécar, regagne Séville, puis Cordoue, capitale de son émirat, érigé moins de deux siècles plus tard au stade de califat indépendant, qui n’avait rien à envier par sa splendeur à Bagdad ou à Constantinople, toujours étroitement lié au Maroc de par sa proximité géographique.

Les chroniques anciennes retiennent qu’en 818 déjà, sous le règne d’Idris II, 8.000 foyers arabes, originaires du faubourg de Cordoue, révoltés alors contre l’émir omeyyade, s’étaient réfugiés à Fès où ils ont donné leur nom, jusqu’à nos jours, à la Rive des Andalous.

Sur les ruines du califat de Cordoue, sont nées près d’une trentaine de principautés de différentes origines dont les chefs chantaient séparément comme des coqs, perchés chacun sur une branche, pour reprendre la fameuse allégorie de l’écrivain et vizir Ibn Al-Khatib, collaborant même pour certains d’entre eux avec les Castillans et laissant, par leurs guerres intestines, le champ aux royaumes chrétiens d’organiser leur unité.

La place du Maroc apparaît dès lors de manière décisive.

Les Sahariens Almoravides prennent en effet la relève à l’appel des roitelets de principautés, «Reyes de Taifas», qui implorèrent leur aide contre l’offensive d’Alphonse VI, roi de Léon et de Castille désormais maître de Tolède et dont les hésitations avaient été tranchées par la fameuse formule du maître de Séville, le roi-poète Muâtamid ibn Abbad qui aurait proclamé: «Mieux être chamelier au Maghreb que porcher en Castille», avant de finir ses jours exilé à Aghmat auprès du roi ziride de Grenade.

La postérité gardera en mémoire, pour des siècles encore, la victoire de Zallaca près de Badajos qui permit aux Almoravides d’occuper la vallée de l’Ebre, d’arrêter l’avancée de la Reconquista et de régner sur un vaste empire qui s’étendait du nord du Ghana jusqu’aux abords méridionaux de Tolède et de l’Atlantique à la Tunisie actuelle, sans oublier les îles Baléares, avec toujours Marrakech pour capitale.

Parmi les traits saillants de leurs œuvres artistiques et architecturales: la sobre grandeur de l’esthétique nomade jointe à la finesse de l’art andalou, donnant un tourbillon d’arcs, des encorbellements en muqarnas sous forme de stalactites et de nids d’abeilles, des claustras de vitraux aux couleurs chatoyantes, une exubérance de motifs géométriques et floraux…

«Tant de vanités! Tant de fioritures qui viennent importuner l’intangible Unité!», aurait pu s’exclamer leurs puritains successeurs dont le patrimoine, unique dans son genre, est d’une farouche sobriété, fidèle à la pureté de la foi proclamée.

Ces Almohades «Unitariens», basés à Marrakech alors que Tinmel était leur capitale spirituelle, ne font que renforcer les liens humains et civilisationnels entre les deux Rives.

Consolidant leurs positions après la bataille d’Alarcos, ils ont récupéré des places fortes auparavant perdues et étendu leurs frontières au-delà des limites posées par leurs prédécesseurs pour arriver jusqu’à Majrit, soit l’actuelle Madrid.

Quant à leurs réalisations architecturales, elles sont sans conteste admirables avec, comme illustres exemples, la Koutoubia (Mosquée des libraires) dans leur capitale impériale, au minbar (chaire à prêcher) en bois de cèdre et incrustations de pièces d’argent et de bois d’ébène et de santal, et au minaret modèle, ainsi que ses répliques, la Tour Hassan, subsistant minaret de la mosquée inachevée à Rabat, et la Giralda, minaret de la Grande Mosquée almohade de Séville...

Que dire de leurs édifices civils ou militaires en Espagne, conformes à leur doctrine austère qu’il s’agisse des remparts de Séville ou d’Ecija, de la Tour de la Calahorra à Cordoue, de l’Alcazaba de Badajoz ou de l’Alcazar de Jerez de la Frontera!

Au-delà de leur rigorisme moral, on ne peut ignorer non plus l’épanouissement intellectuel durant leur règne et l’éclosion d’une culture spécifique, nourrie de ces influences synthétisées, avec des figures voyageant entre les deux rives comme Abou-Bakr ibn Tufayl, originaire de Guadix, auteur du roman philosophique «Hay ibn Yaqdane» (Le Vivant, fils du Vivifiant) donné comme œuvre source de Robinson Crusoé; ou le médecin Abou-Marwan ibn Zuhr de Cordoue (dit en Occident Avenzoar) au service des prédécesseurs almoravides.

Cependant, la grande défaite almohade à Las Navas de Tolosa devait plus tard sonner le glas pour les musulmans confrontés à une sérieuse coalition des Croisés.

Les relations politiques entre les deux rives n’en continuent pas moins d’être marquées par des liens multiples et par des alliances, notamment militaires, entre les Mérinides basés à Fès et les Nasrides de Grenade.

Citons à ce titre la bataille d’Écija, les opposant au royaume de Castille ou, plus tard, la bataille de Rio Salado qui fit plusieurs victimes marocaines, dont les cavaliers d’Anfa, actuelle Casablanca.

Qu’ils appartiennent à des familles établies anciennement dans le royaume ou plus récemment avec la dernière vague d’expulsion des Morisques à la suite du décret promulgué en 1609, les Andalous ne manquèrent pas de fournir au Maroc une manne humaine sans égale avec ses érudits, ses diplomates, ses artisans, ses agriculteurs, ses marchands…

Expulsés ou fuyant leur paradis perdu, ils ne se sont pas établis uniquement dans les villes de Rabat, Tétouan, Chefchaouen, Fès ou Meknès, mais en grand nombre dans d’autres cités et agglomérations, montagnes et campagnes aux quatre coins du Royaume, suivant en cela leur mode de vie passé en Péninsule ibère.

Leurs descendants restent encore connus sous des noms divers, rappelant les métiers ou villes d’origine, avec parfois leurs consonances espagnoles (Chbili, Karmouni, Jiyyani, Raghoune, Ronda, Balafrej, Dinia, Sebbata, Mouline, Karachkou, Merino, Torrès, Bargach, Kilito, Tredano…), tandis que d’autres gardent le nom plus générique, aux références forcément nostalgiques, d’Al-Andaloussi.

Par Mouna Hachim
Le 16/11/2024 à 11h00