Abdelfattah Kilito est désormais sous la lumière des projecteurs. L’écrivain marocain s’en excuserait presque, de déranger le monde. Dans les cocktails mondains en France et au Maroc, on s’interroge aujourd’hui sur cet homme furtif qui se tient sur la réserve et dont on commence à reconnaître le visage beau et charismatique dans la presse internationale, qui fuit en vérité les médias et la reconnaissance depuis quarante ans, et on raconte aussi qu’il vit en ermite à Rabat au milieu des livres. On s’étonne qu’il soit déjà deux fois primé par la prestigieuse Académie française, en 1996 et en 2024, qu’il ait remporté dans sa carrière plusieurs distinctions honorifiques en Europe, aux États-Unis, dans le monde arabe et enseigné aux universités de Princeton et de Harvard. Mais son péché mignon qu’il balaie d’un revers de main en changeant de sujet comme d’une affaire sans importance, est le mythique Collège de France où il a été invité à enseigner dans les années 90, demeurant à ce jour le seul intellectuel marocain à être sollicité par cet antre du savoir de France où juste les plus grands sont convoqués.
Le paradoxe Kilito
Décade 80. Le jeune professeur Kilito débarque à l’Université des lettres de Rabat, affecté au département de littérature française. Au Maroc, règne une effervescence culturelle, portée à l’époque par des auteurs francophones tels Tahar Ben Jelloun, Driss Chraïbi, Abdelkébir Khatibi, Mohamed Khaïr-Eddine pour la première génération, entre autres pontes qui feront longtemps la pluie et le beau temps dans les maisons d’édition de France. C’est l’apogée des lettres marocaines francophones et la majorité des universités du monde ouvre un département de littérature maghrébine pour étudier ces auteurs rebelles. Abdelfattah Kilito adhère un temps à la mouvance de langue française au Maghreb, mais s’en éloignera rapidement.
S’il enseigne le jour à l’université les œuvres du coriace George Perec, de l’impénétrable Robbe-Grillet ou l’insoupçonnable Marcel Proust, quand vient la nuit, Kilito commet des traités de sémiologie sur la littérature arabe classique, préfère dialoguer en arabe avec Hamadhânî, Harîrî, Aboul Ala al-Ma’arri ou Al-Jahiz. Il tourne le dos aux intellectuels du Maghreb qui ne s’intéressent qu’à la littérature écrite en français par des Français. Il va dès lors somptueusement mettre en scène le paradoxe de sa propre vie, habité qu’il est par deux langues jalouses, l’arabe et le français. Il est bilingue et il l’accepte historiquement. Il trouve en son for intérieur la matière humaine du philosophe. Des éditeurs de renom comme Gallimard, Seuil, la Découverte ou Actes Sud le réclament sans délai, tandis que des sommités comme André Miquel, Roger Allen ou Jacques Derrida méditent ses livres et le citent comme l’un des plus grands auteurs contemporains. Toute sa vie, Abdelfattah Kilito tentera de dénouer ce sophisme des deux langues qui le traversent et en font un homme singulier. Ce sera son monastère secret qu’il élèvera patiemment, sans tapage, avec une constance sisyphéenne. Les autres auteurs du Maghreb, tous les autres, s’engouffreront bientôt dans la brèche.
Adam parlait arabe
Cette constance dans le travail et la production, sa ténacité solitaire forceront l’admiration de ses pairs, et jusqu’à Abdelkébir Khatibi qui se positionne sur la même problématique en s’attribuant la paternité du concept «bilinguisme» sans citer Kilito et sans jamais s’intéresser aux auteurs de langue arabe classique. Dans «Amour bilingue» (éditions Fata Morgana, 1983), Khatibi s’en remet au verbiage beau et poétique et développe une réflexion sur les langues et leurs rapports au sujet parlant. Il organisera aussi un colloque universitaire maghrébin avec la Tunisie et l’Algérie dont les actes sont publiés par Denoël en 1985 sous le nom «Du bilinguisme». Dans ce contexte des militants de l’amazighité invoquèrent de leur côté un trilinguisme marocain. Des romanciers connus vont commencer à insérer des strophes de poésie arabe dans leurs romans en langue française, pour faire bien. L’oxymore «français-arabe» qui bloquait l’intelligentsia maghrébine avait été démystifié par Abdelfattah Kilito, et avait libéré les cultures élitistes des pays. Il reste néanmoins le précurseur des questions sur les rapports des langues et des textes polyphoniques, dont il a fait l’expérience ontologiquement dans ses écrits et son existence mystique, alors que d’autres se limitaient à en parler. L’interrogation qui consiste à choisir entre le français et l’arabe est largement dépassée par Abdelfattah Kilito, qui rejette le couple thèse-antithèse qui ne se tient que par une «névrose». Il s’aligne plutôt avec le mouvement naturel de la synthèse chez Kant et Nietzsche, sur ce dernier il écrira d’ailleurs un récit flamboyant («Le cheval de Nietzsche», 2007). Kilito représente le premier pont qui a fait communiquer les deux langues, une frontière sensible dont il est l’incarnation.
Avec ses 21 essais théoriques et 8 récits (recueils de nouvelles ou romans), Abdelfattah Kilito, l’homme aux deux langues, aura proposé une vision pionnière qui rapproche les civilisations. Il écrira dans «Lan tatakallama lughati» (Tu ne parleras point ma langue), Dar Attali’a (2002): «En ce qui me concerne, je regarde nécessairement du côté de l’Orient quand j’écris en arabe, et du côté de l’Occident, du Nord, lorsque je le fais en français». Les jeunes à l’université qui découvrent aujourd’hui les uns en arabe et les autres en français ses écrits, sont prêts à jurer, les premiers qu’il est un penseur arabophone, les seconds qu’il est un pur francophone. Kilito écrit en arabe et en français. Indistinctement. Ses livres commencés en arabe peuvent finir à l’édition en français, et vice-versa. Il avait lancé un jour une boutade à son entourage, le plus sérieusement du monde: Adam parlait arabe! On est bien tenté de le croire. Abdelfattah Kilito a aujourd’hui 79 ans. Ce docteur ès lettres adoubé à Panthéon Sorbonne a été élu il y a trois mois membre permanent de l’Académie du Royaume du Maroc. Il continue à sortir régulièrement, à Rabat, rendre visite à ses amis bouquinistes de littérature arabe à la recherche «du» vieux livre qui le bouleversera encore une fois. Il est marié à l’écrivaine allemande Sabine Kilito-Wollbrecht.
Le Grand Prix de la francophonie que lui a décerné l’Académie française, le mois dernier, ne surprend personne dans les milieux littéraires et universitaires. Non plus le Prix du Roi Fayçal pour la langue et la littérature arabes, la plus haute distinction en Arabie saoudite, décerné en 2023 cette fois-ci pour ses écrits en arabe. Si Kilito n’est pas un nom bien connu du large public, c’est un écrivain de renom qui impose d’emblée respect et admiration parmi la gent s’intéressant à l’édition de livres, que ce soit en Orient ou en Occident. Le ministère de l’Éducation devrait programmer ses écrits sur le dialogue des langues dans les programmes du collège et du lycée. Notre jeunesse gagnerait en intelligence et en développement de l’esprit critique dans la proximité de cet écrivain. Cela est d’autant plus recommandé que Abdelfattah Kilito fuit comme la peste les terminologies savantes et les discours jargonneux. Il s’exprime en effet avec une clarté indépassable.