En quelques jours, près de 8000 personnes, Marocains et Subsahariens, ont franchi la frontière qui sépare le Maroc des villes occupées de Sebta et Mellilia et, se dit-il, le Maroc aurait ainsi rendu la monnaie de sa pièce à l’Espagne en ouvrant les vannes et en laissant se déverser sur deux cités –corps contre-nature sur le continent africain– ce flux migratoire sans précédent. Objectif, se dit-il aussi, démontrer son pouvoir en tant que gendarme africain de la migration et faire comprendre au voisin les conséquences de ses actes.
Il se dit aussi que c’est avec beaucoup d’ironie mais aussi de cynisme que le Maroc met ainsi à l’épreuve le désormais célèbre bon cœur de l’Espagne depuis que celle-ci a prétexté des raisons humanitaires pour justifier l’hospitalisation sous un faux nom du terroriste et chef du Polisario, Brahim Ghali. «Vous avez sauvé celui-là, qui ne le mérite pourtant pas au vu de ses crimes, alors que ferez-vous de ces quelques milliers de candidats à l’immigration?», serait le message subliminal du Maroc à l’Espagne.
Le périple de ceux qu’on qualifie de migrants a été documenté par une véritable guerre des images qui a mis à mal cette bienfaisance et cette générosité espagnole. Tirs avec balles en caoutchouc pour les uns, coups de matraques pour les autres, raccompagnements musclés à la frontière, harcèlement, insultes et menaces pour une membre de la Croix rouge qui réconfortait en une étreinte un migrant tout juste sorti de l’eau, et enfin emprisonnement d’une journaliste maroco-espagnole pour son usage du terme «villes occupées» en désignation de Sebta et Mellilia… et au diable l’humanitaire!
Pour contrer ces images qui portent sérieusement atteinte à la réputation de pays européens qui se disent garants des droits de l’homme chez eux mais aussi ailleurs, d’autres images ont inondé la presse internationale. Celle d’un bébé marocain tiré des flots par un sauveteur espagnol, celle d’un enfant pleurant dans l’eau (mais aussitôt arrêté manu militari une fois parvenu sur la grève…). Le Maroc userait de ses mineurs comme d’une arme diplomatique, se dit-il. Ou encore, pauvres enfants qui fuient la misère d’un pays mal gouverné, etc.
Cette guerre des images s’accompagne aussi d’une guerre des mots et à travers le lexique employé, les contradictions qui pétrissent la politique Nord-Sud et pourrissent aujourd’hui les relations entre les deux rives éclatent au grand jour. Parmi ces mots qui font débat mais qui donnent aussi à réfléchir et témoignent de la différence des points de vue, il y a le mot «enclave» qu’on emploie pour ne pas dire «ville occupée». Ainsi, si l’Espagne s’indigne du fait que l’on puisse qualifier Sebta et Mellilia de villes occupées plutôt que d’enclaves espagnoles, ou manque s’étouffer quand les Marocains parlent de colonisation, ou encore décrète qu’elle ne changera pas de position sur le Sahara, cette même Espagne revendique à cor et à cri Gibraltar, autre enclave, britannique, celle-ci, qui fait l’objet de contentieux entre les deux pays. Quelle est donc cette politique de deux poids deux mesures qui permet à l’un de revendiquer ce qu’il interdit à l’autre?
Autre mot dont l’usage reflète les différences entre nord et sud, et l’hégémonie du premier sur le second, le mot «migrant». Selon la définition qu’en donne l’ONU Migration (OIM), ce terme «désigne toute personne qui quitte son lieu de résidence habituelle pour s’établir à titre temporaire ou permanent et pour diverses raisons, soit dans une autre région à l’intérieur d’un même pays, soit dans un autre pays, franchissant ainsi une frontière internationale».
Or, l’usage de ce mot par les médias et politiques occidentaux implique systématiquement son caractère illégal au point qu’aujourd’hui, on confond allégrement migrant et sans papiers. Pourtant au Maroc, en parlant des migrants occidentaux qui franchissent nos frontières, on évoque leur nationalité, en disant c’est un Français du Maroc par exemple, ou bien un gaouri, ou bien un baranni… Jamais on ne parle de migrant.
Alors qu’est-ce qui sépare un migrant africain voulant se rendre en Europe et un migrant européen qui veut lui se rendre en Afrique? Un visa tout simplement, dont nous, pays africains, dispensons les pays occidentaux, en mode marhbabikoum Aandna, et que eux, pourtant, nous imposent après avoir mené des enquêtes sur nos antécédents, après nous avoir fait galérer à monter des dossiers administratifs à vous dégoûter de voyager. L’Occident, ça se mérite.
Qu’est-ce qui sépare un migrant africain d’un migrant européen? L’argent? Non, même pas. L’Espagne a-t-elle oublié le nombre d’Espagnols qui sont entrés au Maroc pour y travailler en tant que maçons, électriciens, serveurs, faute de trouver du travail dans leur pays ravagé par la crise économique de 2009? Et l’Espagne n’est pas la seule à avoir la mémoire courte. Ils sont nombreux, les migrants occidentaux installés au Maroc à faire des allers-retours entre leur pays et le Maroc pour vivre ici de petits boulots mais percevoir un chômage là-bas. Ils sont nombreux, les migrants occidentaux à accomplir ici une carrière dont ils ne pourraient rêver là-bas, faute de diplômes et de certifications. La différence réside dans notre perception de l’autre et là aussi le colonialisme a laissé des traces.
Alors oui, 8.000 personnes qui se jettent à l’eau pour espérer franchir une frontière, c’est monstrueux. C’est monstrueux de la part d’un Occident qui ne nous ouvre pas ses portes, comme nous, on lui ouvre les nôtres. Quant à ceux qui profitent de ces images horribles pour dénoncer les conditions de vie horribles au Maroc, ils omettent de préciser que leur population a la liberté de circuler comme bon lui semble à travers le monde sous prétexte de son appartenance à l’hémisphère nord. Si nos concitoyens disposaient de cette même liberté de circulation, ils ne seraient pas obligés de mettre leur vie en péril. Ils iraient, comme Juan ou Jean-Jacques quand ils viennent au Maroc, voir ce qui se passe de l’autre côté, essaieraient de trouver un job et in fine, reviendraient peut-être au Maroc en se disant, «finalement, je suis mieux chez moi». Mais cet interdit crée le fantasme d’une terre promise, d’une terre meilleure où l’herbe est plus verte… Et contre ça, toute la meilleure volonté du monde ne peut rien faire.
Alors oui, mettons fin une bonne fois pour toute à cette diplomatie à la carte et à ces rapports biaisés pour mieux dessiner l’avenir de pays du sud, affranchis d’un joug qui ne dit pas son nom.