Ce mardi soir, dans une salle obscure casablancaise, tout le monde retient son souffle.
Une apnée d’une heure trente pas même perturbée par les crissements du pop corn sous les dents de spectateurs voraces.
La salle comble est suspendue aux lèvres, aux silences, aux mimiques, aux sourires timides d’actrices au jeu tout aussi remarquable que douloureux.
L’histoire est simple et se raconte sans détours. Samia, une femme enceinte jouée par l’incroyable Nisrin Erradi, cherche un travail et un toit au cœur de la Medina. Les portes se ferment sur elle, systématiquement, y compris celle d’une femme veuve, Abla, interprétée par Lubna Azabal, qui vit avec sa fille de 8 ans.
Samia s’apprête donc à passer la nuit dehors, allongée sur un pas de porte. Mais il n’en sera pas ainsi. Abla finit par se radoucir et l’accueille chez elle. Pour une nuit, puis deux, puis trois, puis… Le temps passe, et malgré des débuts de relation difficiles entre les deux femmes, elles finissent par devenir amies.
Jusqu’au jour où Samia accouche de cet enfant qu’elle ne désire pas. Que va-t-elle en faire? Le garder et risquer de gâcher sa vie et la sienne? Le donner à l’adoption, risquer de le regretter mais avoir l’espoir de retourner chez elle et refaire sa vie? Ou peut-être le tuer… Ce qui ferait taire ses doutes mais ne calmerait pas pour autant ses tourments?
Pour aborder ce sujet ô combien difficile mais tout aussi important qu’est la condition des mères célibataires et, de facto, le sujet de l’avortement au Maroc, Maryam Touzani a fait preuve d’une sobriété surprenante, en étant là où on ne l’attendait pas.
De prime abord, on se dit qu’elle aurait pu verser dans les larmes, l’hystérie, la violence et le pathos qui caractérisent généralement ce genre de sujets lorsqu’ils sont traités au cinéma… Mais non, rien de tout cela.
Ce que nous livre là Maryam Touzani, c’est un film de femme, sur les femmes. Un film qui ne cherche pas à travestir la féminité en ce qu’elle n’est pas, et à l’affubler de faiblesse et de fragilité.
Les femmes de Touzani sont incroyablement fortes au point de ne pas ou plus avoir besoin d’hommes dans leur vie. Les hommes font partie de leur passé et ont de différentes manières causés leur perte, que ce soit en mourant prématurément ou en n’assumant pas un rôle de père. Ils sont donc quasiment absents du film, à l’exception d’un Aziz Hattab doux, gentil mais tellement plus vulnérable que la femme qu’il aime et admire.
Ces femmes là sont devenues fortes par la force des choses, à cause de la dureté de la vie qui ne les a pas épargnées mais cela aussi, elles n’en parlent pas, elles ne s’en plaignent pas. On le devine à leurs silences.
Sous leur masque de souffrance, qu’elles portent sans fioritures ni maquillage, elles serrent les dents et elles s’accrochent à ce qu’elles peuvent pour survivre.
Cette tension permanente qui pèse sur leurs épaules de veuve non éplorée et de mère célibataire qui assume «sa faute» se ressent tout au long d’un film qui n’est rythmé par aucune musique.
Ici aussi, on ne cherche pas à amplifier l’émotion avec un subterfuge musical. Pas besoin, l’émotion est là. La musique, quand elle apparaît enfin, comme un nouveau souffle porté par la voie de la chanteuse Ouarda, joue un rôle à part entière. Elle parle à la place de ces femmes silencieuses, elle raconte leurs souvenirs, et trace sur leurs lèvres enfin un sourire, replante en elle la graine d’un second souffle, l’espoir de lendemains meilleurs.
Mais Maryam Touzani ne nous fera aucun cadeau, pas même celui d’un happy end. L’enfant non désiré voit le jour. La maternité dans toute sa complexité entre alors en scène…
Comment aimer un enfant dont on n’a pas voulu? Pourquoi le nourrir, lui donner le sein, à cet enfant qui a causé notre perte? Et pourquoi lui donner un nom alors qu’on s’apprête à l’abandonner? On ne nomme pas un être que l’on tente absolument de déshumaniser…
De cet enfant, on ne veut rien savoir. On ne veut même pas le regarder, surtout pas le regarder dans les yeux… On risquerait d’être happé par l’amour sourd, profond, animal qu’il nous inspire et contre lequel on lutte.
Et puis, la magie opère. Une première tétée, et c’est tout l’instinct d’une mère qui s’éveille à la vie et qui nous fait oublier les raisons de sa naissance. Un premier bain, une première sieste peau contre peau… Et enfin, un nom qui surgit du néant, comme un commencement, une première lettre de l’alphabet: Adam.
Adam, le premier homme. Adam, le fils d’un péché originel qui causera sa perte, peut-être... On ne le saura pas non plus d’ailleurs.
Qu’advient-il des ouled l’hram au Maroc? On ne le sait que trop bien mais on refuse de le voir, de le savoir. Maryam Touzani va donc faire comme tout le monde, clore son film avec une porte qui se ferme sur un non-dit.
Et en agissant de la sorte, elle laisse le spectateur face à sa conscience, ses jugements à l’emporte-pièce et le plonge dans les tourments de l’ignorance et de l’impuissance.
Un grand film à voir absolument parce que oui, le cas échéant, le cinéma vaut mieux que mille discours, que mille prêches aveuglés par l’intolérance au nom de la foi et que oui, le cinéma peut changer la face du monde… Du moins on aime à le croire.