Bonjour, je m’appelle A., j’ai 17 ans, je suis en terminale au lycée Descartes de Rabat.
Oui, je passe le bac cette année, dans le lycée français de la capitale.
L’année dernière, j’ai eu d’assez bonnes notes aux épreuves anticipées de français.
Je travaille assez bien, mon père, grâce lui soit rendue, a veillé, tout au long de ma scolarité dans des établissements français de Rabat, à ce que je fasse mes devoirs et que je sois attentif en classe.
J’obtiens des 12, voire des 14 sur 20. Mais ça, c’est quand je m’applique.
Après le bac, j’irai à l’étranger, bien sûr dans un pays occidental, où je vais parfaire ma formation.
Je vais y poursuivre mon apprentissage d’élite, qui fera de moi cet être supérieur, qui commandera, le sourire aux lèvres, à des dizaines de subalternes pas mêmes capables de douter.
Le doute, c’est ce qui fonde ma pensée, je suis d’ailleurs, en classe, à l’école du doute, et j’ai appris à réfléchir et à développer une réflexion autonome.
Ma réflexion, je l’élabore en français, langue de l’élite, que ne maîtrise pas, ou que très peu, le bon peuple du Maroc.
Comme pour le reste de mes camarades, ma scolarité au lycée Descartes s’est déroulée sans problème aucun.
Il faut dire que les profs savent y faire, que la méthode pédagogique est efficace, que l’apprentissage est facile.
Non, moi, A., je ne suis pas nul, je suis tout juste moyen.
Mais je sais déjà, grâce à mon père, que je suis supérieur aux autres, au reste du peuple du Maroc.
Mon père est un ancien ministre.
Il est aujourd’hui député du parti islamiste aux commandes du gouvernement.
Mon père, grâce lui soit rendue, m’a scolarisé dans un lycée français, j’y récolte des 12/20 en maths.
Avec mes 12/20, je brillerai de mille feux, tout au long de ma carrière.
Mon père se bat, actuellement, réunion après réunion, dans une commission parlementaire, en session extraordinaire, pour qu’à l’école publique, où je n’ai jamais mis les pieds, de simples modules de sciences physiques, de sciences de la vie et de la terre, de mathématiques, ces cours en effectifs réduits, soient enseignés en arabe, et non en français, décrétée «langue étrangère».
Au peuple d’écrire son raisonnement en arabe, de droite à gauche, avant de le démontrer, par exemple par une équation, de gauche à droite, selon la norme voulue par les sciences.
Mon père se bat de toutes ses forces pour que les fils du peuple s’emmêlent les pinceaux.
De droite à gauche, en arabe.
Puis de gauche à droite, avec des caractères latins, et des chiffres qui furent, à l’origine, créés par les Arabes.
Et encore de droite à gauche. Pour la conclusion de la démonstration.
Tu t’es encore gouré, fils du bon peuple du Maroc?
Pauvre de toi.
Ô fils du peuple du Maroc, tu passeras ta scolarité à switcher de ton cerveau droit, à ton cerveau gauche.
C’est ton destin.
Mon père, grâce lui soit rendue, se bat de toutes ses forces pour que moi, A., son fils, je brille plus tard.
Que du haut de mes 12/20, je commande plus tard au bon peuple, dans un bureau, où je serai cravaté, une fois mon diplôme arraché à l‘étranger.
Oui, je vais être un chef, un patron, un boss.
Je commanderai en français, bien sûr.
Un petit sourire ironique aux lèvres.
Je commanderai à ce fils du peuple, qui, lui, a dû switcher de son cerveau droit, à son cerveau gauche, d’abord en arabe, puis dans la norme de l’écriture d’un raisonnement, ensuite à nouveau en arabe, pour comprendre un simple logarithme.
Merci, papa, de te battre si fort pour moi, pour mon avenir.
PS. La «Justice» et le «Développement»? Sans autre commentaire. Monsieur que je vise, vous vous êtes parfaitement reconnu. A votre place, je me cacherais vite dans un trou. Allez, débattez bien, maintenant.