Hier, juste avant que le soleil ne se couche, je décide de sortir, balayer ce qui est encore une cour, et qui ne saurait tarder à devenir un jardin, dès lors que les carreaux au sol auront été retirés et que du gazon sera planté.
Il y a des pépinières à proximité, j’y ferai des emplettes, et transformerai ce petit lopin de terre en un havre de luxuriance que je prendrai plaisir à arroser, après une dure journée de travail.
Je m’empare du balai et commence d’abord par la terrasse, humant l’air frais de cette journée qui se termine, puis descends les deux marches et poursuis ma tâche, enlevant de la poussière, poussant vers le mur des pétales de bougainvillées séchés et de la terre qui s’était déplacée –il y a, comme vous le savez très certainement, beaucoup de vent ici, dans les environs d’Essaouira.
D’un seul coup, sans crier gare, au hasard du déplacement d’un tas de pétales de bougainvillées, un scorpion fait son apparition et s’approche à toute vitesse de mes pieds.
Je suis en sandales et j’ai donc les pieds découverts, une petite robe d’été à bretelles, les jambes et les bras nus, en toute vulnérabilité. Dieu merci, je l’ai immédiatement repéré, car j’avais gardé mes lunettes, ayant littéralement sauté de la chaise de mon bureau à l’extérieur de la maison, tellement j’avais hâte de prendre le frais.
La bête qui s’approche de moi rapidement, menaçante, et qui ne se trouve qu’à quelques centimètres de mes orteils, est jaune jonquille, a deux pinces, et cette incurvation caractéristique à son extrémité, ce qui fait que je la reconnais immédiatement.
Réflexe: un bond en arrière, d’abord.
Puis une fois, deux fois, trois fois… A trois reprises, j’abats mon balai de toutes mes forces sur ce scorpion, et le contrains à repartir en sens inverse, en zigzagant, vers un plant de bougainvillées. Je l’ai bien amoché, et à cette heure-ci (quatre heures du matin, oui, je me suis levée très tôt pour vous donner de mes nouvelles), des fourmis en nombre doivent lui faire sa fête. Bien fait pour toi, sale bête.
Je lâche mon balai, rentre à toute vitesse dans la maison, ferme la porte à double tour, les jambes flageolantes. J’en ai été quitte pour une grosse frayeur.
Je vis toute seule (avec mes deux chats, qui n’ont plus le droit de sortir à l’extérieur). J’aurais été piquée par cet insecte, que m’aurait-il fallu faire? D’abord, appeler le centre antipoison (je me suis dépêchée, après avoir raconté ma mésaventure à deux collègues, d’aller coller leur numéro d’urgence sur mon frigo). Et me rendre dare-dare dans leurs locaux les plus proches, sans doute à Essaouira, après avoir sollicité mes voisins, n’ayant plus de voiture depuis quelques années déjà.
Si j’avais été piquée par ce scorpion et si un antidote ne m’avait pas été immédiatement administré, son venin aurait pu s’avérer mortel. Aucune envie de mourir aussi bêtement… Ah non. Je suis encore là pour quelques années, si Dieu le veut –et Il le voudra, y’a pas de raison, puisqu’Il trouve que je suis une délicieuse emmerdeuse.
Chaque année, au Maroc, selon une estimation du ministère de la Santé, 26.000 personnes se font piquer par un scorpion, sale bête plutôt répandue dès lors qu’il fait chaud et qu’il y a de la pierraille. Il y a, malheureusement, des personnes, des enfants, surtout, qui n’en réchappent pas.
Douars enclavés, le premier centre antipoison parfois à plusieurs centaines de kilomètres de là, mauvais premiers réflexes de secours, ignorance ou croyance que des remèdes de grand-mère peuvent faire quelque chose contre ce venin potentiellement mortel…
C’est là un véritable problème de santé publique, qu’il faudrait prendre à la racine: de la sensibilisation, et puis l’antidote à ce venin immédiatement disponible, même dans les dispensaires les plus reculés. Il y a tant et tant à faire dans notre pays, certes, et le contexte actuel, celui d’une pandémie, fait que les autorités ont sans doute plus urgent à parer.
Mais tout de même, 26.000 piqûres de scorpion par an, c’est là un nombre conséquent. Une raison suffisante pour élaborer une stratégie efficacement déployée, afin qu’il n’y ait plus de nouveaux décès, à cause d’une piqûre de scorpion.
En attendant que cette stratégie voie le jour, et que le ministère de la Santé sorte de sa torpeur sur cette question précise, me voilà encore sur Terre, en vraie miraculée qui a déjà échappé à la mort à plusieurs reprises, et toujours aussi plaisamment occupée à emmerder les uns et à embêter les autres.
Ravie, donc, d’être toujours parmi vous, humains. Et ouf, ce n’était pas une souris. Ç’aurait été le cas, je serais encore, à l’heure qu’il est, debout, perchée sur un tabouret, à pousser des cris perçants en me bouchant les oreilles.