Il y a quelque chose d’anachronique et de non productif, pour ne pas dire stupide, dans le maintien de la censure dans notre pays. Il suffit que le ministre de la Communication interdise un film, une revue, un journal pour que, ce qu’il voulait éviter, non seulement se produise mais prenne des proportions graves.
En censurant une revue scientifique de vulgarisation comme «Sciences et Vie», il lui a du même coup accordé une publicité inespérée. D’abord, ce magazine a très peu de lecteurs au Maroc: ensuite, ce qu’il a publié n’était pas de nature à lancer des flammes d’indignation et d’horreur. Ainsi, grâce à Internet et aux réseaux sociaux, des Marocains, qui n’avaient jamais entendu parler de «Sciences et Vie», se sont mis à la chercher sur la Toile et lire ce que le ministre voulait les empêcher de lire.
Il en est de même pour le film de Nabyl Ayouch «Much Loved». L’interdire sans l’avoir projeté devant la commission de censure ne pouvait qu’exciter les gens à le télécharger et le voir. C’est ce qui se passe actuellement depuis que le film est sorti en DVD et qu’il est disponible sur Internet.
Sans aborder les qualités et défauts du film, je constate un simple fait : la censure ne sert plus à rien. Elle était efficace du temps des années de plomb où la circulation de l’information était sous haut contrôle. Ainsi, le remarquable livre de Abdallah Laroui «L’idéologie arabe contemporaine», paru chez François Maspero en 1967, avait été interdit à cause d’une note en bas de page où l’auteur rappelle son amitié avec… Mehdi Ben Barka.
Les censeurs n’avaient certainement pas lu cet essai complexe et difficile, mais il leur a suffi de voir surgir le nom de Ben Barka pour frapper d’interdiction un ouvrage exceptionnel. A l’époque, on ne pouvait pas avoir accès au livre sauf si on se déplaçait en France pour l’acheter et le lire sur place. Il serait temps de lever cette censure sur cet ouvrage fondamental dans la culture marocaine.
Revenons aux dégâts causés par l’interdiction du film de Nabyl Ayouch. Vendredi soir, la France regardait la cérémonie des César où Loubna Abidar était nommée meilleure actrice auprès de Catherine Deneuve, Isabelle Hupert, Catherine Frot et d’autres. La veille, et le jour même, plusieurs émissions de télé lui ont été consacrées, la présentant comme «exilée en France», «agressée dans son pays», «interdite de séjour au Maroc» etc. On a beaucoup parlé du Maroc mais en mal. Notre image a été de nouveau froissée, renvoyant le Maroc vers le clan des pays où les Droits de l’Homme et surtout de la femme ne sont pas respectés. On n’avait pas besoin de cette très mauvaise publicité.
Il fallait penser à tout cela avant d’interdire le film et de faire courir des rumeurs indécentes et horribles sur l’actrice accusée des pires choses. Que de gens qui n’avaient vu du film que des rushes volés se sont exprimés pour dénoncer un cinéaste «qui donne une mauvaise image du Maroc», le menaçant, l’insultant, le soupçonnant de participer à une campagne anti-marocaine. Pire, un «humoriste» s’est délecté en traitant Loubna de prostituée confondant l’actrice et son rôle. Cette violence, cette hystérie largement partagées sur des blogs sont inquiétantes.
Là-dessus, on constate que nous ne sommes pas tolérants. En outre, nous acceptons que la prostitution la plus dégradante existe dans la réalité et nous refusons qu’un artiste la mette en scène, justement pour alerter cette opinion publique sur ces drames quotidiens et avilissant l’être humain.
Donc, d’après des réactions fanatisées, on casse le thermomètre qui nous indique que le corps social a 40 degrés de fièvre au lieu d’appeler un médecin pour soigner le mal.
Alors, de grâce, arrêtez d’interdire! Arrêtez de croire que vous allez être plus fort qu’Internet et les réseaux sociaux! Cessez de vous voiler la face et de porter des lunettes qui vous installent dans les années 70-80! Le Maroc évolue et avance, ne lui mettez plus les bâtons dans les roues! Renoncez à l’hypocrisie que l’islam dénonce et condamne!
Le mieux est de fermer ce bureau de la censure et d’ouvrir grands les yeux sur les réalités violentes, injustes et déplorables dans lesquelles vivent nos concitoyens.