Dans Tanger et autres Marocs, paru en 1997, Daniel Rondeau écrit ceci, à propos d’un des lieux les plus célèbres de la ville: “la devanture de la librairie [des Colonnes] est démolie. Un automobiliste a projeté sa voiture de face dans la vitrine. Quand on lui a demandé les raisons de son geste, il a dit qu’il avait lu garage au lieu de librairie“.
Ce petit paragraphe, page 226, m’a plongé dans un abîme de réflexion. Comment peut-on confondre les mots “garage“ et “librairie“? S’agit-il d’une conséquence de l’illettrisme qui fait des ravages, hélas, dans notre beau pays?
Ou bien, plus prosaïquement, le chauffard avait-il trop bu? Cette hypothèse est confortée par un cas similaire que Rondeau signale un peu plus loin: “à côté, la façade du bar Le Claridge ne se porte pas mieux. Elle a été percutée par le chauffeur d’une Ford Transit qui a déclaré aux policiers avoir cru pendant un instant que sa voiture était un éléphant“.
On peut d’ailleurs se demander pourquoi ce gugusse s’est cru autorisé, parce qu’il croyait cornaquer un éléphant, à pénétrer dans un bar. Ignore-t-il que les éléphants ne sont autorisés que dans les magasins de porcelaine?
En tout cas, cet attentat contre la culture devrait nous inciter à réfléchir.
Je propose, amis lecteurs, de confectionner une petite affiche (“Une librairie n’est pas un garage“) et d’aller la scotcher sur la devanture de notre bookshop préféré. Les libraires nous en sauront gré. Plus de risque de se prendre une voiture dans la figure.
Eux-mêmes, pour éviter toute confusion, devraient faire de leurs commerces des lieux agréables, conviviaux, avec des fauteuils ici et là, du thé à profusion, et pas la moindre trace de graisse, de cric ou de “clamoulitte“.
Surtout, ça inciterait les chalands à changer d’attitude. Au lieu d’entrer, de prendre un livre garé sur une étagère, de le payer sans un mot et de s’en aller, ils pourraient engager la discussion avec le libraire, exprimer un souhait, solliciter son avis, etc. Après tout, un livre, ça peut aussi nous remonter le moral –Dieu sait si on en a besoin ces jours-ci…–, nous consoler, nous insuffler de l’espoir, bref nous réparer l’âme.
AI-je dit “réparer“? Tiens… Finalement, le chauffard de Rondeau ne s’était pas tellement trompé. Une librairie, c’est une sorte de garage des âmes, d'où elles ressortent décalaminées, requinquées et en parfait état de marche.
Le jour où il y aura chez nous autant de librairies que de garages, ce jour-là nous pourrons dire que nous prenons soin de notre âme autant que de notre bagnole (vroum-vroum!), ce jour-là nous pourrons dire que nous avons humanisé la modernité.
Et la librairie des Colonnes n’aura plus rien à craindre. On y entrera à pied. En arabe, le mot rajel (homme) signifie: “celui qui marche“.