En Janvier 1934, au cours du plénum du Comité Central, Staline annonça, sérieux comme un pope, que le dépérissement de l’État prévu par Marx et Lénine allait se produire bientôt… mais par le biais d’un renforcement de l’État!
Si cette phrase vous semble contradictoire, vous ne courez aucun risque à le dire à haute voix– allez-y, allez-y, je vous en prie. Vous pouvez même le chanter sur les terrasses en vous accompagnant de la harpe, en ces temps de confinement.
En 1934, si vous aviez exprimé à haute voix vos doutes, si vous les aviez seulement murmurés, vous auriez pris la route du Goulag avec un aller simple. A nous les mines de sel, le knout et le creusement des canaux dans un sol gelé!
– Mais, me dites-vous, nous sommes en 2020, Staline est au Paradis des travailleurs et j’ai bien le droit de trouver cette phrase incompréhensible.
Incompréhensible? Pas du tout. Dans son apparente bizarrerie, elle exprime (de façon dialectico-géorgienne) que le petit père des peuples avait compris ceci: il n’y aurait jamais de dépérissement de l’État. Mais ne pouvant désavouer les deux grands ancêtres du communisme, il ré-interpréta leur pensée pour lui donner le sens qu’il convenait: celui de l’Histoire. C’est ce qu’on appelle sous d’autres cieux l’ijtihad.
Ces autres cieux, ce sont les nôtres. Où en sommes-nous de notre ijtihad?
Pour ce qui est de l’État, c’est déjà fait. Beaucoup de gens ont compris, dit ou écrit que la crise du Covid-19 marquait le grand retour de ce que Nietzsche nommait “le plus froid des monstres froids”. Eh bien, il s’est singulièrement réchauffé, le monstre– au point qu’il ressemble aujourd’hui davantage à Shrek, l’ogre sympathique, qu'à la créature de Frankenstein.
Mais il y a un autre ijtihad que nous devrons faire, tôt ou tard. Il s’agit de la réponse à apporter aux situations de catastrophe. Typhus, choléra, peste noire… Il fut un temps où nous ne pouvions pas faire autre chose que réciter le ya-latif, cette prière propitiatoire qui a rythmé nos enfances –combien de fois ne l’avons-nous pas entendue dans la bouche de nos parents? Aujourd'hui nous pouvons faire deux choses: réciter le ya-latif ET prendre les mesures que la science nous indique.
Et c’est là que nous ne pouvons que nous féliciter d’avoir au Maroc cette construction assez originale qui fait que notre État peut faire psalmodier le ya-latif par un ministre (celui des Habous) et faire prendre par un autre (celui de l’Intérieur) les mesures qu’il faut pour combattre pratiquement, rationnellement, j’allais dire profanement, la calamité. Et tout cela fait d’excellents collègues qui se côtoient au Conseil de gouvernement et partagent la dernière noukta qui fait s’éjouir le bon peuple.
En somme, nous sommes un pays simultanément religieux et laïc, comme les objets de la physique quantique sont à la fois onde et corpuscule.
Et à Staline qui nous regarde de là-haut, perché sur un nuage, sirotant une petite vodka de derrière les fagots, nous disons: “Tovaritch, tu avais une bonne raison de ne pas souhaiter le dépérissement de l’État. Nous en avons deux!”