Chacun voit midi à sa porte. Autrement dit, nous ne voyons le monde qu’à travers un filtre de préjugés, de convictions, de partis-pris, etc. Le monde n’existe pas (étonnant, non ?), il y a, pour chaque individu, un filtre qui lui révèle un monde, le sien.
Le tsunami philosophique qui vient ainsi de déferler sur vous, amis lecteurs sans défense, n’était peut-être pas vraiment nécessaire pour introduire ce qui suit. Mais pourquoi se refuser ce petit plaisir?
Donc: chacun voit midi à sa porte. J’en ai eu la confirmation samedi dernier alors que j’assistais, discrètement assis au fond d’une salle assez miteuse de La Haye, à une conférence sur la musique gnaoua marocaine. L’exposé était brillant, précis, entrecoupé d’interludes musicaux et de petits clips vidéo. Le dernier mot prononcé, les applaudissements éclatèrent, chaleureux. Le conférencier salua d’une petite inclination de la tête. Tout allait bien.
Puis la parole fut donnée à la salle. Et c’est là que le dicton cité en tête de cette chronique me revint en mémoire. Car que fit la salle? Eh bien elle se focalisa, comme un seul homme, sur la question suivante, posée par le premier intervenant (écoutez bien):
- Si les gnaoua sont les descendants d’esclaves arrachés il y a des siècles à leur terre natale, la Guinée (et quelques contrées circonvoisines), n’ont-ils pas droit, de la part de l’État marocain, à des compensations financières ?
Vous m’accorderez que cette question, certes impeccablement formulée, n’a rien à voir avec la musique en général et les percussions en particulier.
Et pourtant la salle, la gredine, opina du chef, de son chef nombreux. Et chacun de se lever pour exiger des réparations financières pour ces gnaoua qui avaient soudain l’air d’être autant de victimes innocentes brutalisées par le sort et l’État réunis.
Le modérateur essaya de ramener le débat sur le plan artistique. Il évoqua les rythmes ancestraux, le bourdonnement du guembri, les qraqeb… Peine perdue. On ne parlait plus que de la question des réparations financières. Combien? Quand? J’aurais pu me lever, pousser une gueulante, faire remarquer à tous ces zigotos qu’aucun gnaoui marocain n’a jamais imaginé de réclamer des sous pour le tort infligé à un lointain ancêtre. À quoi bon? Autant essayer de faire comprendre à une ONG norvégienne que la question sahraouie (c’est un autre sujet mais c’est un bon exemple) est infiniment plus complexe qu’elle n’apparaît au premier regard aux têtes de linotte qui la dirigent (l’ONG). Impossible! Chacun voit midi à sa porte.
Cela dit, à propos de porte, s’ils restaient devant la leur et ne venaient pas tambouriner à la nôtre, les choses iraient peut-être mieux…