Cela fait bien longtemps que je n’ai passé Aïd al-adha au pays– je n’ai pas dit ‘au bled’, expression qui m’irrite parce qu’il faut soit la prononcer avec un fort accent pied-noir, soit ne pas l’utiliser du tout.
Bon, ne nous énervons pas de si bon matin.
Donc, la fête commémorant le sacrifice d’Abraham.
– On va te faire la fête, mouton!
– Bêêêê.
Je la passe à El Jadida, pas loin du berceau familial d’Azemmour. Driss Chraïbi, Abdelkebir Khatibi, Driss Jettou, Farid Belkahia… Ils sont légion à avoir des souvenirs liés à la fête du mouton dans la capitale des Doukkala.
Mais voilà: moi, j’ai perdu tous mes repères, à force d’être ailleurs.
Il n’est jamais trop tard pour réapprendre les gestes ancestraux. Fatema, une accorte collègue professeur de français qui sévit dans les parages, doukkalie depuis mille ans, depuis l'arrivée des Banou Hilal –il y a vraiment un village nommé B’ni H’lal pas loin d’ici– Fatema me réapprend les us et coutumes.
– Demain mercredi matin, sacrifice de la bête. La veille, donc aujourd’hui mardi, cérémonie du henné: on enduit de henné le front de l’animal.– On le maquille puis on le tue? C’est pas un peu traître, un peu sournois, comme manœuvre?– Un peu de respect, s’il te plaît. C’est la tradition. Donc mercredi, on l’égorge et on le dépouille immédiatement de sa peau, la b’tana. Les jeunes filles de la famille se frottent alors le visage contre l'intérieur de la b’tana.– Pardon??– Mais oui: c’est radical contre l'acné juvénile.– Nos labos devraient extraire la molécule et la breveter. Le marché de l'acné est mondial: il y a des jeunes filles partout, même chez les Incas et les Chinois.– Les femmes âgées, qui n’ont plus rien à craindre de l’acné juvénile –un lointain souvenir– piétinent le sol où coulent les rigoles du sang du mouton.– Beurk… Tu plaisantes?– J’ai l’air de plaisanter? (Dite avec l’accent doukkali, cette phrase effraierait Dracula.) Piétiner le sang ovin est excellent contre l’arthrite.– Ce mouton, c’est une pharmacopée ambulante.– On suspend la carcasse à l’aide d’un crochet et on prend alors le temps de petit-déjeuner.– Croissants, pains au chocolat, café de Colombie…– Tu divagues? Boulfaf pour tout le monde!– Bou…– …lfaf: petits morceaux de foie enrobés de graisse. Ensuite, kan tayhou l’ktaf l’imen.– Attends, laisse-moi traduire, pour être sûr d’avoir compris. ‘On fait tomber l’épaule droite’, c’est ça?–Absolument. On s’en sert pour le couscous. En dehors d’ici, il y a des contrées où on s’en sert pour la r’fissa. Y’a des gens bizarres.– Mais dis-moi, pourquoi l’épaule droite?– Parce que la droite porte chance, parce que la droite, c’est bien, parce que la dextre… Relis le Coran de temps en temps: ‘ceux de la droite’, c’est les bons, ‘ceux de la gauche’, mieux vaut ne pas en parler.– Mais il a aussi une épaule gauche, le mouton? On en fait quoi?– On charge quelqu’un d’aller l’offrir à la famille du côté maternel.– Si je comprends bien, les Doukkala deviennent, le temps d’un jour, un vaste réseau d’émissaires transportant des épaules gauches?– Tout à fait.– Et ils les transportent sur leur épaule droite?– Qu’est-ce que ça peut te faire?– Mais attends, tu disais plus haut que la droite, c’est mieux qu’la gauche –la dextre contre la senestre, comme on disait au Moyen Age. Ceux qui reçoivent ces épaules gauches ambulantes ne se sentent pas insultés?– Non. Parce que logiquement, tout le monde est de la famille maternelle de quelqu’un. Tout le monde reçoit donc de l’épaule gauche. Donc personne ne se sent particulièrement visé.– Raisonnement imparable. De toute façon, les deux épaules ont le même goût.– Pas si tu oublies le sel et le cumin. Après l’avoir mangé, on récure l’omoplate et l’homme le plus vieux de la famille la brandit dans la direction du soleil.– Il s’en fait un écran solaire? C’est vrai qu’il tape dur, l’astre noble…– Mais non, idiot. Il y voit l’avenir.– Allons, bon. Nostradamus à El Jadida…– Ensuite, après avoir vu l’avenir dans l’omoplate, il ne faut surtout pas la jeter dans la poubelle.– Pour ne pas insulter l’avenir?– Non, parce que si tu fais ça, l’omoplate se transforme en Abou herrass.– Abou… Un ennemi du capitaine Haddock?– Abou herras, c’est le mauvais génie de la casse. De la casse des ustensiles domestiques.– Dis donc, ils sont super-spécialisés, les mauvais génies, dans les Doukkala.– C’est prouvé: toute l’année, la vaisselle se casse, si tu jettes l’omoplate dans la poubelle ou bien si tu la gardes à la maison. Il faut l’emporter au loin.– Y’a qu’à l’offrir à la famille de la belle-mère.– Le soir, après toutes ces péripéties, c’est au tour de sbaâ boul’ btayn d’entrer en scène.– Attends, laisse-moi traduire. Sbaâ boul’ btayn, c’est bien ‘le lion aux dépouilles’?– Tout à fait. Les jeunes du quartier s’affublent de peaux de moutons, se passent le visage au charbon et errent dans les rues, avec un cortège d’acolytes déguisés en femmes, pour exiger des passants qu’ils leur donnent de l’argent ou de la viande.– C’est un racket animal, quoi. Mais pourquoi sbaâ, pourquoi ‘lion’? On voit bien que ce sont des moutons.– Tu verrais leur tête, tu n’en serais plus si sûr. Le lendemain, c’est ce que vous appelez h’lillou dans ta famille et que nous autres, vrais doukkalis parce que de Sidi Bennour, appelons zemzem. Les enfants remplissent d’eau des outres et aspergent les passants. On peut aussi leur vider des seaux d’eau du haut de la terrasse ou par les fenêtres si on a la flemme de descendre dans la rue. Notre voisin Ahmed el-boumbi, qui était pompier comme son nom l’indique, y allait carrément de sa lance d’arrosage. Les passants tombaient comme des quilles.
Le visage de Fatema s’assombrit.– Hélas, zemzem (h’lillou pour toi) a changé de nature depuis quelques décennies. Avant on riait beaucoup. Mais c’est devenu plus agressif. Les jeunes mélangent l’eau avec du vinaigre, des épices, etc. D’autre part, ils arrosent tous les passants alors qu’autrefois les gens âgés pouvaient se contenter de tendre les mains: on les leur lavait avec respect. Encore une tradition qui s’est perdue. C’est devenu plus dur, zemzem… On m’a même jeté un œuf dessus l’an dernier.– Ça doit être la faute des réseaux asociaux. Tout est devenu plus violent. Je suis sûr que zemzem est devenu instagrammable, youtubable, facebookable, tiktokable… On doit s’en émouvoir jusque chez les chnaouas et les papous.
Fatema conclut son cours de rattrapage.– Voilà, tu sais tout. Tu es prêt à passer dignement l’Aïd dans les Doukkala. Jeudi, c’est couscous! Avant c’est h’rira, tête de mouton et brochettes. Qu’est-ce qu’il y a? Tu es tout pensif?– Je me demande ce qu’il penserait de tout ça, le père Abraham, s’il se matérialisait soudain dans les Doukkala. Il n’est même pas sûr qu’il ait mangé son mouton, lui.– Sidna Brahim? Il ne penserait rien. Il serait trop occupé à se mettre à l’abri de sbaâ boul’ btayn et des arroseurs de zemzem…