Il y a plusieurs manières de sonder une société, de l’examiner à la loupe ou au microscope, de la tourner et retourner comme une crêpe, de démonter et remonter ses ressorts et mécanismes. La télévision peut parfois réussir cela, quand elle est de qualité. Mais la qualité, il faut la provoquer, prendre le risque d’aller la chercher.
La télévision a bien sûr un cahier de charges à respecter, avec l’indispensable fonction de divertissement, dans le but de capter des parts d’audience. Elle doit aussi faire attention à ne pas trop heurter parce qu’elle s’adresse à une cible large et transversale.
Mais personne n’a jamais dit que pour se divertir, il fallait fermer ses neurones et envoyer son cerveau au repos. Personne n’a décrété, non plus, qu’il était impossible d’associer la subtilité et la délicatesse à ce «grand public» que l’on a tort de s’imaginer forcément paresseux, inculte et vachard.
Tout cela pour vous dire que la série la plus chaude du moment nous vient de Turquie et qu’il faut absolument la voir. Elle est disponible sur Netflix. C’est un petit chef d’œuvre en une saison, d’une grande exigence artistique. C’est une radioscopie de la Turquie actuelle, un pays peut-être paradoxal, mais cette fois vu de l’intérieur, avec cette fameuse dualité «modernité et tradition» que l’on connait si bien au Maroc aussi…
La situation de départ résume ce contraste et donne le ton: une femme voilée, islamiste, en consultation chez la psy… Deux femmes et deux mondes s’affrontent, se confrontent, avec transferts et contre-transferts, chacun et chacune se projette dans l’autre et lui renvoie ses peurs, ses incompréhensions.
Cela s’appelle «Ethos» et cela porte bien son nom. Il est beaucoup questions d’éthos, de réflexes et de codes, une mosaïque de règles non écrites qui font grincer les rouages de transmission d’une génération à l’autre, d’un sexe à l’autre, et d’une classe sociale à l’autre.
Religion, sexe, politique, argent, racisme de classe, tout passe comme une lettre à la poste, tout est filtré et distillé comme une eau pure. Par la grâce d’une écriture élégante et d’une mise en scène au découpage très cinématographique, qui confère à cette série en huit épisodes un air de film fleuve, choral, à la fois brillant et divertissant.
Si vous avez déjà goûté aux plaisirs du cinéma turc, sachez que cette série est pour vous. Il y a même des chances que, à un moment ou à un autre, vous vous retrouviez un peu dans cette Turquie d’aujourd’hui. Il y a des chances que vous vous demandiez: «Mais diable, cette histoire pourrait bien se dérouler dans notre cher Maroc aux mille contrastes!».
Eh oui. «Ethos» et sa modernité contrariée, «Ethos» et ses pesanteurs traditionnelles, ont bien quelque chose à voir avec nous aussi. Cette série, au moins par ses thématiques et son écriture, aurait pu être marocaine.
Est-ce que les Marocains sont capables d’un tel niveau d’écriture? Est-ce que le public marocain, à son tour, est capable de goûter à ce genre d’exercice, où il s’agit de se regarder en face, sans flatterie, sans fard?
Mais, avant tout, est-ce que la télévision marocaine est capable de s’émanciper, d’offrir une fiction «adulte», de s’écarter de temps en temps de ses séries «familiales» quasi industrielles, en bref de faire un peu de cinéma?