Perte ou reprise de Kherson, un tournant dans la guerre?

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ChroniqueLa première question que nous devons nous poser avant d'entamer une analyse d’ordre géopolitique, c’est de quoi Kherson est-elle le nom?

Le 17/11/2022 à 11h05

Car plus qu’un simple territoire, cette région revêt pour les Ukrainiens et les Russes, un caractère autant stratégique que symbolique.

Commençons par ce dernier.

Premièrement, Kherson est la région où la Rus' de Kiev, ancêtre de ce qui va devenir la Russie quelques siècles plus tard, a été baptisée chrétienne par des prêtres byzantins.

De ce fait, elle représente un centre de gravité historique, religieux et symbolique. Ainsi, intégrer cette région à son territoire permet d'accroître la légitimité d’une revendication très particulière. Celle d’être le berceau de l’orthodoxie slave, et l’héritier direct de Byzance. De ce point de vue, Moscou, qui se revendique comme la troisième Rome depuis la prise de Constantinople par les Ottomans, a besoin d’intégrer ce territoire à son panel symbolique.

Du côté ukrainien, cette filiation est contestée à travers un roman national qui fait de l’Ukraine le berceau du monde russe.

Certes, la dimension symbolique n’est certainement pas entièrement et directement prise en compte par les états-majors de part et d’autre, mais elle demeure centrale pour les deux populations. Et acquiert, par conséquent, une centralité politique qu’il serait irresponsable d’ignorer.

Passons maintenant à la dimension stratégique, en commençant par sa position géographique. Située au nord de la Crimée et partagée en rives droite et gauche par le Dniepr, Kherson représente pour les Russes une zone tampon entre le reste du territoire ukrainien et la Crimée. Or, la presqu'île de Crimée, à travers le grand port militaire de Sébastopol, représente pour la Russie le seul accès maritime direct aux mers chaudes, à travers la mer Noire, la Méditerranée, puis le large océanique atlantique (détroit de Gibraltar) et pacifique (canal de Suez).

Ce fut là une constante géopolitique de l’empire des tsars qui, à travers une revendication religieuse et symbolique (reconquête de Constantinople), visait sur un plan plus réaliste à se frayer un chemin direct vers les océans. Autrement dit, vers le commerce mondial.

Du côté ukrainien, envisager de reprendre la Crimée n’est pensable qu’une fois la reprise de la région de Kherson achevée.

Quant à l’OTAN, et par conséquent Washington, cette perspective est non seulement souhaitable, mais nécessaire dans leur politique d’endiguement de la Russie, dans le prolongement de la doctrine «Truman». D’où le surarmement de Kiev et le soutien quasi-illimité accordé par les pays de l’OTAN.

Revenons maintement à l’actualité récente.

La région de Kherson ainsi que la ville éponyme qui en est la capitale sont tombées quasiment sans combat dès les premiers jours du conflit.

Tenue assez facilement par les Russes pendant des mois, en raison notamment de la nature steppique du territoire qui prive l’armée ukrainienne de tout camouflage naturel, empêchant tout regroupement massif des troupes en vue d’une attaque, mais aussi en raison de l’artillerie russe qui crée systématiquement un barrage de feu face à toute tentative d’offensive, la Russie a fini par abandonner la rive droite de la région.

Pourtant, la Russie avait à priori largement les moyens militaires d’en faire une forteresse, notamment depuis l’évacuation décidée par Moscou d’une partie importante de la population de la ville.

Face à cette décision en apparence surprenante, certains experts ont avancé qu'elle s’inscrivait dans des négociations cachées qui se dérouleraient entre Moscou et Washington.

Faute de pouvoir le démontrer, nous nous limiterons aux données factuelles dont nous disposons actuellement.

Car si la Russie avait effectivement les moyens de tenir la ville, le coût qu’elle devait être prête à payer est tout simplement colossal.

Premièrement, depuis l’acquisition des lance-roquettes multiples américains HIMARS, l’armée ukrainienne a réussi à détruire l’essentiel des ponts qui relient les deux rives de la région de Kherson. Par conséquent, ils ont privé l’armée russe de la possibilité de ravitailler ses éléments sur la rive droite, autant en armement qu’en aliments et en troupes.

Seuls les ponts flottants mis en place la nuit par les Russes permettaient tant bien que mal de maintenir une présence militaire sur cette rive. Ces pontons étant eux-mêmes souvent la proie de bombardements ukrainiens. Et face à l’hiver qui arrive, la décision du point de vue militaire la plus sage est celle d’un repli stratégique sur la rive gauche, qui jouit d’une frontière naturelle solide, le fleuve du Dniepr, en attendant des jours meilleurs.

Autre élément, la menace d’un bombardement ukrainien du barrage de Kakhovka était suspendue comme une épée de Damoclès sur la tête des soldats russes sur la rive gauche. Le risque étant celui d’une inondation massive de ce territoire, avec une capacité d’évacuation quasi-nulle.

Si les Ukrainiens n’ont cependant pas détruit le barrage, la menace a suffi à produire le même effet: le départ des Russes de la rive droite de Kherson.

Comme on le dit dans le jeu d’échecs, «la menace est plus forte que l’exécution».

Cette évolution dans la manière de faire la guerre traduit une maturation de l’armée ukrainienne qui, désormais, combine habilement les actions directes et indirectes, telles que théorisées par le stratège britannique Liddell Hart.

Ainsi, après le départ des troupes russes de la région de Tchernigov, au nord de Kiev, en mars, de la région de Kharkiv en septembre, et de la ville de Kherson en novembre, présenté à chaque fois comme un repli stratégique souverain, nous sommes en droit de nous poser des questions.

Soit la Russie est passée maître dans l’art du repli stratégique, dans lequel cas, cela s’inscrit peut-être dans le cadre d’une grande stratégie.

Soit il s’agit de défaites militaires maquillées en repli, et qui annoncent peut-être la perte définitive de l’initiative stratégique de la Russie au profit de l’armée ukrainienne.

Soit, et je m’arrête là, il s’agit effectivement de victoires militaires tactiques de Kiev, mais qui ne permettent en rien d’e,n déduire une défaite stratégique définitive de la Russie en Ukraine.

Car, comme disait Mao Zedong: «de défaite en défaite jusqu’à la victoire». A noter que ça ne marche pas à tous les coups!

La Russie dispose en effet encore de certaines cartes qu’elles garde encore dans sa manche.

Premièrement, sur les 300.000 soldats mobilisés, seulement 50.000 ont été déployés en Ukraine. Le reste suit encore un entraînement intensif. L’armée russe dispose donc encore d’un facteur quantitatif majeur, qui pourrait lui permettre, dans les prochains mois, non seulement d'accroître l’épaisseur de ses lignes défensives et de stabiliser le front, mais aussi de libérer ses bataillons les plus aguerris pour mener de nouvelles offensives sur le front du Donbass, celui de Kherson, ou encore celui de Kiev en repartant à l’attaque à partir du territoire biélorusse.

Deuxièmement, ce n’est que depuis environ deux mois que l’armée russe a commencé à cibler massivement et systématiquement les infrastructures électriques de l’Ukraine. Si la Russie continue à ce rythme, le pays pourrait devenir paralysé énergiquement avec plus de la moitié de la population privée d’électricité, d’eau chaude et de chauffage en plein hiver. Ainsi, en plus de combattre les Russes, Kiev sera confrontée à une gestion de crise de sa propre population, avec probablement des mouvements de plus en plus importants de migration vers la Pologne et le reste de l’Europe.

Troisièmement, les populations occidentales commencent de plus en plus à se lasser des exigences de Kiev et du soutien financier et militaire apporté par leurs gouvernements à l’Ukraine.

D’autant plus que les sanctions économiques imposées à la Russie les touchent autant que les Russes dans un contexte d’inflation galopante et de récession économique. Cet élément pourrait se traduire, si ce n’est déjà le cas, par une baisse du soutien occidental et par plus de pression sur Kiev pour négocier avec la Russie.

Quatrièmement, la Russie a annexé la région de Kherson à travers un référendum organisé en septembre dernier. Bien que non reconnue par la communauté internationale, cette annexion du côté russe prend la forme d’une occupation d’une partie du territoire russe par l’Ukraine.

Mais elle aussi rend tout simplement quasi-impossible, du moins très compliquée, toute possibilité de négociations de paix, puisque la Constitution russe prévoit l’intégration de nouveaux territoires, mais ne prévoit aucunement la perte de ces derniers. Accepter de rétrocéder ce territoire à l’Ukraine pourrait coûter très cher au Kremlin. Cela est de nature à amener la Russie à mener cette guerre aussi longtemps qu’il le faudra, en excluant toute possibilité de défaite.

Enfin, la résilience et le patriotisme sont certes les bienvenus en temps de guerre, mais les deux ont leurs limites. Les armes fournies par l’OTAN ont été certes cruciales pour inverser la dynamique militaire dans ce conflit, mais au niveau humain, l’Ukraine en est à sa huitième mobilisation, avec probablement plus de 100.000 soldats tués ou gravement blessés. Combinés aux conséquences de la destruction du système électrique et à l’effondrement de l’économie ukrainienne, le risque d’une révolution de palais contre Zelensky demeure faible, mais pas à exclure.

Pour conclure, la perte de la rive droite et de la ville de Kherson peut être vue comme une défaite politique du Kremlin, surtout deux mois après son annexion. Tout n’est cependant pas joué au niveau militaire, et l’histoire demeure, comme toujours, ouverte.

Si cette guerre a appris une chose à tout le monde, c’est que cela relève de l’aventurisme que de prétendre affirmer avec certitude tel ou tel scénario. Notre seule marge de manœuvre réside dans des arbitrages entre plausible et plus ou moins plausible.

Par Rachid Achachi
Le 17/11/2022 à 11h05