Depuis Paris, la cheffe du gouvernement tunisien a assuré que le Sommet de la Francophonie se tiendra au mois de novembre à Djerba, coupant court aux rumeurs autour de son maintien, face aux appels au boycott et aux réticences de certains pays tel le Canada, en raison de la «dérive autocratique» du régime tunisien, évitant ainsi de le cautionner et de l’aider à se servir de l’événement comme une opération de propagande.
Francophonie et démocratie seraient, en théorie, indissociables.
Des décennies après sa création et après les Indépendances, dans une conjoncture de déclin du rayonnement de la langue française dans le monde, il est légitime de se demander, par ailleurs, quel est l’avenir de la francophonie dans un continent qui lui avait insufflé pourtant un esprit neuf en réinventant le concept depuis la figure incontournable du père fondateur Léopold Sédar Senghor.
Le rapport La langue française dans le monde 2014 affirmait à cet égard, dès la préface, de la plume d’Abdou Diouf: «Le français réunit des locuteurs dont le cercle s’élargit mais dont le centre s’enracine progressivement en Afrique. Ainsi, ce sont désormais les Africains qui décideront de l’avenir de la francophonie.»
Plus d’un siècle avant ce document clé, à la question «où la francophonie pourrait-elle renaître?», Onésime Reclus avait répondu: «L’Afrique!»
C’est lui, géographe de son état et militant invétéré de l’expansion coloniale, qui avait inventé le terme «francophonie», élaboré dans son ouvrage «France, Algérie et colonies», rédigé en 1880, l'année même où un arrêté ministériel établissait que le français devait être seul en usage dans les écoles de l’empire colonial.
Si le sens initial relève de la pratique linguistique au sein d’espaces géographiques divers, non sans connotations idéologiques, il englobe, depuis, des dimensions allant du culturel au géopolitique en passant par l’économique, étant entendu que celui qui parle français consomme français.
La francophonie serait ainsi, tout à la fois et dans le désordre, une identité collective, un projet politique, des enjeux financiers, un dispositif institutionnel…
D’autres ajouteraient même, dans une assimilation d’une organisation internationale à l’absolu d’une nation, que c’est également un soft power à la française!
Aujourd’hui encore, l’Afrique abrite près de 55% de francophones. Ceci dit, plusieurs facteurs entrent en ligne de compte et tendent à déstabiliser la donne, à commencer par la concurrence anglo-saxonne, dans un monde où la langue demeure essentielle pour les forces en présence.
Que dire de la méfiance vis-à-vis d’une langue, vue non seulement comme un outil de promotion de la culture française stricto sensu, mais aussi comme un moyen d’aliénation et un instrument de domination élitiste perpétuant les inégalités dans les sociétés post-Indépendances!
Pour ne parler que du Maroc, le froid entre Paris et Rabat n’a pas manqué d’être accompagné de mouvements sur les réseaux sociaux incitant encore à reconsidérer la place accordée à la langue française.
Un débat récurrent, même en dehors de toute considération politico-idéologique, mettant l’accent en la circonstance sur le pragmatisme d’une ouverture sur l’anglais en tant que langue universelle, propice au commerce, aux affaires, à la diplomatie, aux sciences et à la recherche mondiale.
Dans ce cadre, le ministre de l'Éducation nationale, Chakib Benmoussa, ancien ambassadeur en France, aurait fait part, lors d’une conférence de presse, de la consultation actuelle concernant l’expansion de l’enseignement de la langue anglaise dans le cycle collégial et l’enseignement progressif des matières scientifiques en anglais au lieu du français.
Si tout le monde est conscient que «huiler la mécanique» exigerait du temps en plus de la nécessité d’un sérieux plan de transition, l’unanimité ne se fait pas autour de la détermination réelle à appliquer sur le terrain, assimilant cette annonce à une stratégie visant à absorber la pression, vivace à chaque rentrée scolaire.
Pour convaincre les récalcitrants, l’exemple du Rwanda est souvent donné comme modèle, le pays ayant basculé du jour au lendemain, et avec succès, du français à l’anglais comme langue officielle de l’enseignement à l’école alors que le Gabon envisage l’anglais comme deuxième langue en suivant l’exemple du Cameroun, à la fois membre de la Francophonie et du Commonwealth.
Situation délicate pour les francophones chevronnés aussi bien que pour les simples usagers de cette langue, pointés parfois avec un brin de soupçon.
Alors disons-le, au milieu de l’exacerbation des esprits, en faisant une différence nette entre langue et machine institutionnelle: nous sommes encore une minorité de francisants, viscéralement marocains, avec toutes les contradictions qui nous caractérisent, fruits d'un système d'éducation et d'un contexte socio-culturel. Nous continuons de ce fait, jusqu’à nouvel ordre, à nous exprimer dans cette langue, sans accepter les doigts pointés ni les accusations d'assujettissement, les francisants étant parfois les premiers détracteurs de certaines politiques, après avoir «colonisé» cette langue à leur tour pour reprendre la fameuse formule du poète martiniquais Aimée Césaire.
Personne ne peut nier le passif historique lié à l’implantation de la langue française en tant qu’instrument de domination utilisé par les pouvoirs politiques et économiques, par les médias et par l’école…
Comment oublier aussi tous ces intellectuels engagés sur le front de ce que le poète marocain Mohamed Khaïr-Eddine appelait la «guérilla linguistique», contestant la tyrannie de la langue du colonisateur, apprise au détriment de la langue nationale et bataillant sur le terrain des pratiques textuelle, syntaxique ou esthétique!
Les principes de l’écriture d’expression française s’en sont trouvés eux-mêmes révolutionnés par ces guérilleros de la plume, tandis que la langue était transformée en «butin de guerre», selon les mots de l’écrivain algérien Kateb Yacine.
Ainsi, si le français incarne pour certains la déculturation ou le malaise identitaire, il n’en apporte pas moins pour d’autres les outils intellectuels de libération individuelle ou collective, en disant par ailleurs, au sein d’une riche hybridation intellectuelle, notre histoire, notre identité, nos cultures et traditions.
D’une fronde à une autre, le bilinguisme de notre génération garde au final quelque chose d’ambivalent entre l’étrangeté de continuer à produire dans une langue née d’un environnement politique déterminé et qui évolue dans un contexte de relations compliquées et la conviction d’une ouverture à une autre altérité.
Encore faut-il que le rapport à l’autre, depuis l’autre Rive, se débarrasse des visions paternalistes poussiéreuses, enjolivées par des discours lénifiants, pour envisager une réforme de fond des relations prenant en compte les intérêts de tous.
L’«humanisme intégral» cher à Senghor, reste à ce stade, un idéal toujours visé, sans être jamais atteint.