Jusqu’à l’élection d’Abdelaziz Bouteflika en 1999, les présidents algériens successifs furent d’abord les fondés de pouvoir des clans militaires, leur rôle se bornant à l’arbitrage consensuel de leurs prérogatives. Le pays était alors dirigé par quelques dizaines de généraux constituant le niveau supérieur de la nomenklatura nationale. L’armée contrôlait tout et formait l’élite d’un pays qui, à la différence du Maroc et de la Tunisie, ne disposait pas de cadres traditionnels, le pays étant directement passé de la colonisation turque à la colonisation française.
Comme tous les présidents algériens, Abdelaziz Bouteflika fut donc mis au pouvoir par l’armée, mais, à la différence de ses prédécesseurs, il voulut se dégager de sa tutelle. Il tenta de le faire en la divisant et en créant parallèlement à elle une caste d’oligarques civils:
1-Afin de briser l’unité de l’armée, le président Bouteflika souffla sur les braises de ses classiques conflits internes. Pour mener cette politique, il s’appuya sur le général Ahmed Gaïd Salah dont il poussa la carrière, en en faisant d’abord le chef d’état-major, puis le vice-ministre de la Défense.
2-L’économie algérienne étant contrôlée par la caste militaire à travers une clientèle d’obligés ou d’associés civils, il créa un contre-pouvoir économique, celui des «oligarques», qui bâtirent leurs indécentes fortunes en dehors des réseaux militaires, grâce à une avalanche de passe-droits et à l’octroi de très généreux «prêts» bancaires.
Dans un premier temps, à partir de 2013, le général Ahmed Gaïd Salah, devenu homme-lige, remplit parfaitement sa mission. Il fit ainsi s’opposer frontalement les deux grandes composantes de l’armée, à savoir le Département du renseignement et de la sécurité (DRS) et l’état-major (EM) de l’Armée nationale populaire (ANP). Le clan Bouteflika appuya alors l’EM dans son entreprise d’élimination du général Mohamed Lamine Médiène dit «Toufik», directeur du DRS depuis 1990.
Le général Gaïd Salah s’attela parallèlement à un patient travail d’élimination de ses rivaux au sein de l’armée. Puis, après avoir démis le président Bouteflika, au mois de décembre 2019, il fit élire à la présidence de la République Abdelmadjid Tebboune, un cadre éminent du «Système», qui avait été plusieurs fois wali (préfet), et par cinq fois ministre du président Bouteflika…
Mais, le 23 décembre 2019, quelques jours après l’élection présidentielle, le général Gaïd Salah mourut, «libérant» ainsi le nouveau président de sa pesante tutelle. D’où un renversement du rapport de force au sein de l’armée suivi de l’élimination du clan Gaïd Salah… et du retour du DRS…
Dans le terrible contexte de crise morale, économique et politique que traverse l’Algérie, son «chibanisme» institutionnel survivra-t-il encore longtemps alors que les trois gérontes qui gèrent le «Système» semblent tous les trois arriver au terme de leur «horloge biologique»? Fin 2020, âgé de 75 ans, le président Tebboune était hospitalisé en Allemagne cependant que le général Chengriha, chef d’état-major âgé de 77 ans, l’était en Suisse.
Quant à Salah Goujil, le président du Sénat, l’homme qui devrait assumer la période transitoire en cas de disparition du président, il avait 90 ans et lui aussi, était malade.
Comme l’armée tient le pays, trois grandes hypothèses peuvent être formulées:
- soit les clans de janissaires s’entre-égorgent afin de s’emparer des restes du pouvoir, avec en arrière-plan le retour en force et inattendu de l’ancien DRS.
- soit, «discrètement», un clan l’emporte sur l’autre, en «douceur».
- soit, face au danger existentiel, le «système» serre les rangs et le haut état-major établit un modus vivendi entre ses clans à travers un nouveau partage des prébendes, afin de pouvoir affronter la crise économique et la rue.