17-Ma logeuseC’est une quadragénaire, une Lorraine, qui me louait cette chambre. Elle ne m’avait jamais pressé de m‘acquitter de mon loyer à des échéances précises, ce qui me convenait bien, n’étant pas en mesure de lui payer le loyer pile à l’heure sonnante, mes employeurs étaient loin d’être des saints, ils m’employaient au noir et se plaisaient à reculer toujours le moment de me verser mon dû. Elle était grande et très maigre. Elle avait des yeux bleus. Elle était souriante, mais elle cachait une profonde blessure. Elle était élégante, toujours vêtue d’un gilet de couleurs pastel, vert, bleu... C’était une femme de goût, aux gestes lents, musicienne à ses heures. Elle habitait au troisième, dans un splendide appartement, qui s’ouvrait par une double porte en chêne. Son salon, au plafond très haut, était toujours plongé dans une semi pénombre. Il y avait des instruments de musique et des bibelots partout, sur les étagères, la cheminée, par terre... Elle n’avait pas beaucoup voyagé, elle avait rapporté la plupart d’entre eux d’une brocante ou d’un vide-grenier. Elle lisait beaucoup, elle avait une belle bibliothèque. Nous bavardions souvent de littérature. Eloge de l’ombre ne la quittait pas. Elle connaissait le Japon par les livres, elle avait longtemps rêvé d’y aller, mais cela ne s’était jamais fait.
18-Le WaranjiaJ’ai déjeuné, l’an dernier, le 21 juin 2019, au Waranjia, que Tanizaki évoque dans son Eloge de l’ombre. C’était la deuxième fois que je retournais à Kyoto. Cela n’avait pas été facile de retrouver ce temple de la gastronomie dans un quartier quelconque, en dehors de la vieille ville. J’avais pris deux taxis et marché comme un fou. Le restaurateur a noté que j’observais, avec l’œil inquisiteur d’un huissier, tout ce qui était autour de moi. Il voulait savoir ce qui n’allait pas. Il avait des dents du bonheur et il parlait un peu anglais. J’ai réussi à lui expliquer, sur un ton badin, que je détaille inévitablement tout ce que je vois pour la première fois et que cela est un travers qui remonte à l’enfance.
19-Monsieur Barbier, Place des FêtesMa logeuse avait écrit un petit opus qu’elle avait publié à compte d’auteur. C’était un livre, très personnel, qu’elle avait composé en hommage à l’homme de sa vie, mort dans la fleur de l’âge. Elle me l’a offert, avec une jolie dédicace. Je l’ai retrouvé, il n’y a pas si longtemps, il y a deux ans, très exactement, je croyais l’avoir perdu, c’est un petit ouvrage, de cent trente pages, avec une illustration en cinquième page, une photo de l’homme aimé. Le livre avait été tiré par un imprimeur à Belleville, un certain Monsieur Barbier, Place des Fêtes, à quelques exemplaires.
20-Un lecteur de ProustJe suis allé à Belleville, le 9 mai 2018. Il y a toujours une imprimerie à l’adresse indiquée sur le livre. C’est un jeune, un trentenaire, grand lecteur de Proust, qui a pris la succession du dénommé Monsieur Barbier. Il est un peu débrayé et il a une allure d’intello. Il a une tête de loup, des cheveux blancs précoces, des petites lunettes cerclées de métal et des yeux de grand timide, qui n’osent se fixer sur rien. Il a un cheveu sur la langue et il ne finit pas toutes ses phrases. Mais il est très aimable. Il m’inspire d’emblée de la sympathie. Et de le savoir grand lecteur de Proust n’est pas sans effet. Il a quelque chose de touchant. Il vit dans cette boutique, en retrait du monde. Il est né à Lisieux, derrière la basilique de Sainte-Thérèse. Il est venu dans la capitale, pour parfaire son apprentissage en imprimerie et il est resté. Il m’a fait visiter sa modeste échoppe aux dimensions plus que raisonnables. Il y a une grande table, sur laquelle œuvre le maître des lieux, et trois chaises en fer, ainsi qu’un lavabo, dans un coin, des toilettes, derrière une porte en contreplaqué blanc. Au fond, à droite de l’entrée, il y a un escalier, en colimaçon, que l’imprimeur emprunte tous les soirs pour aller dormir sur une mezzanine qu’un bricoleur a dû ajouter à la hâte. J’ai noté, sans avoir l’âme bricoleuse, mais avec un certain agacement, que cela manquait de savoir-faire et méritait d’être recouvert d’une couche au moins de peinture. Je lui ai montré le livre de ma logeuse. Il a eu une pensée émue pour Monsieur Barbier. Le vieil homme s’était retiré, pour couler une retraite paisible, dans un hameau, du côté de Barneville-la-Bertan, dans le bocage normand. Le jeune imprimeur semblait bien ennuyé de rien pouvoir faire pour moi. Il m’a rendu le livre. Je suis parti en le feuilletant avec un réel pincement au cœur. Je n’en guérirai jamais, me suis-je dit.
21-La Butte-aux-CaillesJe suis repassé, il n’y a pas très longtemps, en décembre 2019, par la Butte-aux-Cailles. Je suis resté à faire les cent pas devant un vieil immeuble. La poterne des peupliers n’a pas changé. J’ai cru voir ma logeuse. Je me suis souvenu de ce jour où j’étais rentré, à pied, depuis la place Saint-Sulpice. Je lui avais parlé de Khatibi et de ce qu’il m’avait dit de Kateb. Elle connaissait bien Nedjma, cette œuvre l’avait foudroyée, par sa force et sa beauté, pendant la guerre d’Algérie, et elle l’avait relue plusieurs fois. Elle avait sangloté en me disant cela. J’avais ouvert une porte, bien malgré moi. Et quelle porte ! Je n’avais pas alors su ce qu’il convenait de faire. Me lever et partir comme un voleur? Elle a séché ses larmes. Elle était confuse, comme si elle m’avait imposé la plus indélicate scène. Je n’ai jamais oublié les larmes de cette femme, de son âme brisée, de son cœur déchiré. De longues années plus tard, elle continuait de penser à son bien-aimé. Ils devaient se marier, bientôt, ils avaient vingt ans.
22-Les AurèsElle connaissait les Aurès de nom. Elle savait que c’était une montagne ardue. Qui pouvait être très dure. Elle avait longtemps essayé de s’y rendre. Elle s’était fait une idée, mais elle voulait voir en vrai à quoi ça ressemblait. Elle préparait son voyage depuis longtemps. Elle avait pris des contacts épistolaires et téléphoniques avec des gens sur place. Ils étaient prêts à l’héberger et à lui faire découvrir la région. C’est pour cela qu’elle avait toujours voulu rencontrer René Vautier, l’auteur d’Avoir vingt ans dans les Aurès, mais cela ne s’était pas fait. Elle avait failli le voir, un soir, il présentait son film, à la cinémathèque, de Chaillot. Elle avait sauté dans le métro, elle ne connaissait pas bien Paris. Elle s’était perdue dans les couloirs, à La Motte-Piquet-Grenelle, au moment de la correspondance. Elle s’en voulait. Elle s’était mise à trembler. Elle avait peur de manquer la rencontre. En désespoir de cause, elle était sortie et elle avait marché sur un trottoir de monde. Il pleuvait à verse. Elle avait repris le métro. Elle était arrivée cinq minutes après le début de la projection. Mais Vautier n’était pas là, il s’était fait excuser à la dernière minute, il était souffrant. Elle avait une affiche de ce film, très vieille, ainsi que son billet de sa place à la cinémathèque et le ticket de métro, jauni, elle les avait précieusement gardés. Elle avait séché ses larmes et c’est juste après cela, je crois, qu’elle a reparlé, mais plus sereinement, de Nedjma. Elle avait lu plusieurs fois cette œuvre puissante. Je lui avais redit de mémoire les mots de Khatibi. Elle avait préparé du thé, en prévision de ma visite, il y en avait plein dans un samovar, le seul objet que sa tante, une russe blanche, avait pu emporter avec elle de Saint-Pétersbourg. Elle m’en a servi une tasse encore. Elle s’est ensuite levée et elle s’est arrêtée devant le piano, un piano à queue, noir, avec un bibelot dessus. Elle a fermé une partition qui était posée sur le pupitre. C’était, si je me souviens bien, Rhapsodie hongroise. Elle s’est approchée d’une étagère, manifestement pour prendre un livre, qu’elle a longtemps cherché puis elle est passée devant la fenêtre. Elle a jeté un regard soucieux dehors, avant de revenir s’asseoir. Il y avait quelque chose de changé. Son visage s’était ouvert. J’ai bu ma tasse de thé d’un trait.