1-Le ciel sur le visage des gensC’est un après-midi, il y a une belle lumière, cette lumière de juin, qui fait de Paris l’incontournable ville du cœur, je marche, le ciel est incomparable, il est posé délicatement sur le visage des gens, il y a une étincelle de bonheur sur leur front, ils pourraient vous donner le monde.
2-Place FürstenbergJe suis parti de la Place Fürstenberg, où j’avais retrouvé une amie, qui avait une grande passion pour Delacroix, et qui voulait me convertir à sa religion, depuis longtemps, elle avait senti que j’étais prêt à franchir le pas. Je ne connaissais du maître, en ce juin 1976, que les toiles qui ont suivi son séjour à Tanger où il avait accompagné le duc de Morny, dans son célèbre voyage. Je les avais vues, grâce à mon frère Kamel, il avait deux ans de plus que moi, l’une d’elles m’avait saisi, elle figurait une femme, drapée dans un voile blanc, avec un je-ne-sais-quoi de la célèbre Mademoiselle Mars, qui avait connu la gloire sur les planches, à Paris, et que le duc de Morny, ainsi que Delacroix, avaient bien connue. Kamel avait un désir secret, il aurait aimé être peintre, je crois. J’avais appris cette toile par cœur, à mon insu. Les yeux du souvenir la restituaient pour moi, si généreusement, à l’instant où je n’avais rien exigé d’eux. Le peintre a incontestablement su rendre cette chose, si profonde, nichée dans le tréfonds des êtres, et vibrante à force d’être mystérieuse, cette chose qu’on appelle l’âme -ici, celle d’un pays, le Maroc, que je crois connaître un peu, j’ai arpenté ses versants rebelles, le jour a choisi une vallée paisible, à l’orée du monde, pour jeter sa lumière dans mes yeux.
3- Le monde devant nousNous avions un peu plus de vingt ans et le monde devant nous, nous n’avions pas encore commencé à explorer ses continents ni ses possibles. Mon amie était en troisième année des Beaux-arts tandis que ne trouvait grâce à mes yeux que la poésie. Je lui avais fait découvrir Agadir, cette œuvre iconoclaste de Khair-Eddine, qui l’avait laissée sans voix.
4- La Fontaine MédicisJe me réfugiais souvent dans le jardin du Luxembourg. A l’ombre du Sénat. Aux abords de la fontaine Médicis. Ou au pied du kiosque à musique. J’avais la tête plongée dans les nuages, bleus ou gris. Un poème suffisait à mon bonheur. Le Maroc ne me quittait pas d’une semelle. Il était là où j’étais. Nous avions convenu, avec mon amie, d’y aller aux prochaines vacances. Nous irions à Tanger, Meknes, Moulay Idriss, Fès… Nous irions ensuite jusqu’à mon berceau natal, une ville humble, nichée entre deux montagnes. Nous suivrions l’itinéraire emprunté par Delacroix et le duc de Morny: elle verrait ce que le maître avait vu et j’essaierais de voir ce que mon bien-aimé frère Kamel avait rêvé, disait-il, de toucher avec les yeux.
5- ConradLe musée Delacroix est un lieu d’exception, à plus d’un titre. Outre les toiles d’un maître que j’ai vues avec un œil ivre de joie, je crois avoir lu l’envers et l’endroit de ce que Baudelaire a écrit sur son ami. Il devait être seize heures, un peu plus peut-être, quand nous avons quitté le musée. Mon amie avait un cours, et j’avais encore envie de marcher. J’envisageais de rejoindre la place Saint-Sulpice, pour remonter la rue Bonaparte. Je suis passé inévitablement devant Le Divan, une librairie, qui se tenait au coin de la rue de l’Abbaye, à l’ombre de l’église saint-germain. J’y ai déniché, en 2003, un livre rare, où l’auteur du Nègre de Narcisse, parle de sa plus lointaine mémoire, de sa mère dont il avait gardé de frêles souvenirs et de son père, traducteur de grands poètes. Il n’aura à cœur, le moment venu, que de briser la ligne anormalement droite de l’horizon. Est-ce les sonorités étrangères entendues au berceau qui le prédisposeront à l’exil? L’écriture le taraude. Il va transgresser l’ordre tribal et recourir, ô trahison, à une langue étrangère! Il portera la littérature au plus haut point. Celui de l’incandescence. Qui osera lui intenter un procès pour lèse-majesté?