La corruption, un phénomène social: dhène sir issire (lubrifie le lacet, il glisse)

Famille Naamane

ChroniqueJe parlais de légumes avec une dame. Elle me dit en citant un grand supermarché: «demande le vendeur H. de ma part. Dawri m’âhe: 30 DH et il te ramène des légumes frais de l’intérieur!». Pour elle, c’est laqwalèbe (astuces) pour être privilégiée. Pour moi, c’est de la corruption. Du favoritisme contre rétribution.

Le 14/10/2022 à 11h05

La corruption, c’est solliciter ou agréer des offres ou promesses, solliciter ou recevoir des dons ou autres avantages pour accomplir ou s'abstenir d'accomplir un acte de sa fonction. Corrupteur et corrompu sont passibles de sanctions identiques (Code Pénal Marocain, art.248 et 251): 2 à 5 ans d’emprisonnement et une amende de 2 000 à 50 000 dirhams. Si la somme est supérieure à 100.000 dirhams, cinq ans à dix ans de réclusion et 5.000 à 100.000 dirhams d’amende.

La corruption est haram. Selon le Prophète, Dieu maudit le corrupteur, le corrompu et l’intermédiaire entre les deux. 

Arrachi wa el mourtachi (corrupteur et corrompu) sont condamnés et par la religion et par la loi. Mais socialement, on ne condamne que les corrompus.

La corruption peut être un don qui, en bonne foi, exprime la gratitude: «je n’ai pas corrompu. L’employé a été efficace et je le remercie». Mais l’employé gratifié peut servir mal ceux qui ne le gratifient pas.

«Je l’aide parce qu’il ne touche que le SMIG.»

Peut-on considérer ce geste comme une aumône? Non!

«J’ai donné juste pour un café.»

Mais tu as alimenté la corruption. Il est payé pour te servir! Réponse: «non, je lui ai donné après le service, pas avant!»

Le mot corruption, arrachwa, n’est jamais prononcé. Il y a tout un code: kahwa (café), hlawa (douceur), blizir (plaisir)…

En début de procédure, on ne demande pas, on suggère. C’est une phase de négociation tacite: «c’est difficile, mais natfahmou (on s’accorde)», «natâaounou (on s’entraide)». «Ghadi nat’âddabe m’âque oualakine thalla fiya (Je vais peiner, sois reconnaissant).»

Plus l’opération est présentée comme difficile, plus les enchères augmentent: «impossible, mais je vais beaucoup risquer».

Une phrase de mise en confiance: «c’est parce que tu es quelqu’un de bien. Jamais je ne fais cela». «Tu me fais de la peine. Je vais t’aider.»

L’employé peut attendre la fin de la procédure pour montrer que la besogne a été laborieuse: «Tsakhsakhte (j’ai trimé), je te jure, personne ne t’aurait résolu cette situation».

Si la personne n’a pas compris ou feint ne pas comprendre, l’employé peut devenir plus direct: talla’ akhouya (sort l’argent), iwa k-hoube (tousse), ‘ike (capte), iwa tamara lillah (j’ai peiné pour Dieu)?

Quelqu’un à qui j’ai dit Allah irham walidike (Dieu bénisse tes parents), a répondu: ta prière ne remplit pas ma poche !

Le naïf se fait sermonner: «wa sahbi fhème rassèke (comprend, mon ami).

On utilise la compassion: «c’est la’wachère (fêtes religieuses). Je ne peux habiller les enfants, acheter le mouton…»

«Mes parents sont malades, ma femme vient d’accoucher…»

Sinon on peut bloquer la procédure, ôter du dossier un document primordial…

La pression peut aussi être attribuée à tort ou à raison au supérieur: je te jure c’est lui, ouled lahram (enfant illégitime), qui attend que tu comprennes!»

On joue sur les nerfs: «reviens demain, la semaine prochaine, le document n’a pas encore été signé, la commission ne s’est pas encore réunie».

On demande une date: «la semaine prochaine».

«Quel jour? La semaine c’est 5 jours ouvrables.»

«La semaine prochaine ou safi (c’est tout)!»

Enfin, n’oublions pas samsare (courtier) qui vous aborde pour négocier le bakchich, soit pour des opérations légales, soit illégales.

La majorité des corrupteurs agissent par obligation, pour débloquer une procédure, sauver une affaire, limiter les frais de déplacement de la campagne à la ville, de village en ville….

Mais il y a ceux qui soudoient par vanité pour être traités en VIP, pour gagner du temps en brulant les étapes des procédures ou pour contourner la loi.

La corruption entrave le développement et coûte plus de 50 milliards de DH par an au Maroc.

En 2018, le Ministère Public a créé, dans le cadre de la Stratégie nationale de lutte contre la corruption, une ligne téléphonique pour les dénonciations de corruption (0537718888), en toute confidentialité. Il y a eu en moyenne 110 appels par jour. En 2019, il y a eu 117 arrestations en flagrant délit et 159 en 2020. Des chiffres dérisoires par rapport au phénomène.

Ce qui use les citoyens au quotidien, c’est la petite corruption de 20 à 100 dirhams, à l’entrée des hôpitaux par exemple ou pour des procédures administratives…

Malgré les efforts de l’Etat, la dénonciation est compliquée, décourageante.

Une amie, accompagnée de son oncle en pleine crise cardiaque, a dû payer plusieurs barrages avant d’arriver au médecin, dans un hôpital à El Jadida. J’ai appelé le numéro vert. Un excellent accueil, mais… Je dois me mettre d’accord sur une somme avec le gars de la sécurité à la porte de l’hôpital. Je lui demande de m’attendre. J’appelle le numéro vert qui transmet l’information au juge. J’ignore combien de jours après on me contacte pour que je donne l’argent sous la surveillance discrète de policiers pour un flagrant délit.

Insensé! Je fais la même chose avec l’autre qui bloque la porte du bâtiment de l’hôpital, ensuite avec l’aide-infirmière… Mission impossible. J’ai laissé tomber.

Il devrait y avoir d’autres moyens pour maîtriser cette petite corruption dont sont victimes les citoyens qui sont dans l’incapacité de se défendre. Nous devrions aussi réfléchir à notre part de responsabilité dans ce fléau, lorsque nous devenons inconsciemment corrupteurs!

Par Soumaya Naamane Guessous
Le 14/10/2022 à 11h05