Le hammam fait partie de la vie des Marocains. On s’y lave. On purifie le corps et l’âme, lors de la janaba, après un rapport sexuel. «Le hammam c’est comme la prison, n’y entre que celui qui a quelque chose à se reprocher», dit-on avec humour! Ce lieu a joué de multiples rôles dans la société. Je parle du hammam des femmes. Celui des hommes n’est pas intéressant! Celui des femmes, c’est toute une institution, bien animée, qui accueille les garçons, exclus dès qu’ils donnent des signes d’intérêt vis-à-vis des corps féminins dénudés, vers les 7 ans. Ils en gardent de tendres souvenirs qui nourrissent leurs fantasmes et une frustration d’avoir été chassés du paradis! Mais ce temple féminin a bien changé.
Les rurales ont leur hammam individuel, de forme conique, fait en roseaux et pisé, avec une fosse où brûle le bois.
Pour les citadines, cloîtrées chez elles, le hammam hebdomadaire était un évènement. Seul lieu public auquel elles avaient droit. Elles s’y lavaient et se faisaient belles pour une nuit érotique. Tous les produits étaient bio, faits maison: henné et ghassoul (un type d'argile) pour les cheveux et le corps, nafga (une pâte odorante pour le corps et les cheveux), du savon noir (une pâte de savon parfois parfumée au safran), musc et ambre comme déodorants, différents masques pour le visage… Elles passaient toute la journée dans ce lieu de socialisation, entre voisines et amies. Avant le téléphone et le GSM, le hammam était un haut lieu de communication et de commérages. Un personnage y jouait un grand rôle: l’incontournable tayyaba.
Outre ses compétences pour exfolier et masser le corps, elle était la confidente de toutes et une conseillère multidisciplinaire: hygiène, santé, relation dans les couples... Elle détenait les secrets de la procréation, de l’avortement, des grigris pour fidéliser les époux, l’état civil du quartier et jouait le rôle précurseur d’agence matrimoniale. Le hammam permettait une thérapie de groupe: les femmes se confiaient les unes aux autres et partageaient leurs soucis. Consolées et conseillées, elles retournaient chez elles avec ce soulagement que seule la solidarité procure.
Elles partageaient jusqu’à leur intimité. Complétement nues, sans gêne. Un endroit idéal pour choisir des épouses à leurs fils. Les mères inspectaient les corps des jeunes filles, leurs courbes, leur chevelure, leur demandaient de remplir un seau d’eau ou de leur frotter le dos pour savoir si elles sont serviables et travailleuses. La tayyaba donnait des informations sur la jeune fille et sa famille et faisait office d'intermédiaire pour une demande en mariage, moyennant labyade ou lahlawa (un cadeau).
Le hammam a été le lieu de toutes les cérémonies, tel celui du bain de la mariée, avec tous ses rituels. La famille pouvait le privatiser et y inviter des proches.
Dans ce lieu, tout se partage avec générosité. Rien n’appartient à personne. Les produits, les gants de toilette circulent de main en main. Frotter le dos d’une inconnue est normal. Après le bain, les femmes passaient de longs moments dans el goulsa, la salle de repos. Elles partageaient avec l’assistance oranges, gâteaux, fruits secs, accompagnés de thé. Les voix s’élevaient haut et fort pour communiquer, rire, pousser des youyous, chanter en jouant de la percussion sur les seaux. Ou parfois pour se crêper le chignon! Bref, une grande animation.
Mais cela a bien changé. Aujourd’hui, les femmes vont au hammam pour s’isoler. Amina, 78 ans: «ce n’est plus un hammam, c’est al in'ache («le service de réanimation»). La femme passe sans te regarder. Tu lui demandes de te frotter le dos, elle fait une moue de dégoût et s’en va».
Avant, les corps se frôlaient dans des salles communes. Aujourd’hui, chaque femme dispose de sa propre vasque, son miroir et sa chaise. Pas de nudité. La femme moderne est pudique. Il arrive qu’une femme garde un paréo, sous les conseil de fqih qui radotent: «se dénuder est péché. Une femme peut décrire ton corps à son mari qui fantasmera sur toi. Tu auras commis le péché de la fornication». Des pseudo-fqih qui devraient condamner plutôt la divulgation de l’intimité d’autrui qui, elle, est péchée ?
Alors que la tayyaba connaissait chaque femme par son nom, aujourd’hui, c’est l’anonymat. On vous appelle par un numéro. Des cérémonies dans le hammam, il ne reste que celle de la mariée, en voie de disparition.
Les tayyabates frottent les corps en silence, sans rien transmettre. Quand elles finissent leur tâche, elles se réunissent dans une salle, les yeux plongés dans leur smartphone.
La société a muté rapidement. Les relations s’individualisent. Les femmes sont très occupées, surchargées, stressées. Elles veulent se relaxer dans le calme. Elles ne partagent plus leurs secrets ni leurs produits. L’ambiance est aseptisée. Plus de cacophonie mais une musique relaxante à peine audible. Le hammam était un espace d’échanges et d’interactions. Il devient un ensemble de bulles individuelles dans lesquelles s’enferment les femmes pour savourer la paix, la détente, avec elles-mêmes.
La salle de repos ? Chuuut, silence. Finis les échanges de courtoisie : «bissahha» (un souhait de bonne santé) adressé à chaque femme, suivi en retour de «Allah ya3tiq assaha» («Dieu te donne la santé»).
Le seul rescapé de cette époque est essaboune elbeldi, le savon noir, naturel. Le hammam, dans sa version traditionnelle, existe encore dans les villages.
Ailleurs, il se modernise et change d’appellation pour devenir un spa. Ça fait plus chic! Hammam ou spa, vivement sa réouverture et le plaisir qu’il procure.