« Cher monsieur, c’est ce matin que j’ai pris la décision de vous écrire. Parce que j’ai pensé à vous. J’étais attablé à mon café préféré quand j’ai vu passer une femme nue. On aurait dit un OVNI, elle marchait vite et elle ne ressemblait à aucune autre passante. Une nuée d’hommes la suivaient, qui des pieds, qui du regard. Le spectacle avait quelque chose de déroutant. Tous les hommes semblaient affolés par la nudité de la jeune femme. La clientèle de mon café en a été terrassée, je peux en témoigner. Une clientèle d’hommes. Jeunes, vieillards, serveurs, la moitié du café l’a suivie avec des yeux qui menaçaient de sortir de leurs orbites. On devinait à leurs regards avides qu’ils étaient tous prêts à l’attraper et, comme on dit, à la dévorer. Ils semblaient à la fois furieusement excités et étrangement déprimés. Quelques uns se sont écriés: «Allahouma Inna Hada Mounkar». Ils en appelaient à dieu et semblaient vouloir se protéger, comme si la foudre menaçait de les emporter. Ils étaient sous le choc. Le choc de la nudité. La nudité d’une femme qui passe. L’un des clients vous a même cité. «Même l’imam Lakzabri l’a dit, trop c’est trop». Tout à fait, monsieur l’imam.
Trop, c’est trop.
La jeune femme était nue. Enfin presque nue…
Mais maintenant que j’y pense, et puisqu’on est entre nous, entre hommes, je peux vous le dire: elle n’était pas nue. Mais alors pas nue du tout. Moi, dans mon bermuda aux extrémités flottantes, j’étais plus nu qu’elle. Et je ne parle pas de l’armada de clients affalés autour des tables, le torse nu, les jambes complètement écartées et se plaignant de la chaleur du mois d’août. Non, monsieur l’imam. La passante n’était pas nue mais belle. Belle comme une fée. Belle et désirable. Alors, c’est comme si elle était nue. Tout le café a admis qu’elle était nue.
Comme vous le savez monsieur l’imam, nous autres, les hommes de ce pays, avons généralement ce réflexe. C’est plus fort que nous, Allah Ghaleb comme on dit. Quand une femme arrive à éveiller «notre Satan» (je veux dire «notre désir», c’est la même chose), on dit qu’elle est nue. C’est une manière de la rejeter et de nous en protéger. Une femme nue, il faut la posséder ou la cacher et la rendre à son propriétaire. Comme une marchandise.
La beauté nous agresse, monsieur l’imam. Le corps féminin nous obsède et nous torture. Alors quand on l’imagine nu…
C’est comme avec la marchandise. Ce qu’on peut voir, on imagine qu’on peut l’avoir. On met la main dessus, on doit mettre la main dessus. On se doit de le posséder. On imagine que c’est un droit, que ce corps et cette marchandise nous appartiennent. Sinon à quoi bon les exposer? Pourquoi nous faire tant souffrir?
L’autre jour, nous avons vu passer une autre femme nue. Elle était voilée. Mais c’est comme si elle était nue. Elle était voilée mais nos yeux l’ont vue nue. Elle n’était pas et ne sera jamais assez voilée pour nos yeux. Il faut nous comprendre, nous sommes quand même des hommes, nous avons des rayons laser à l’intérieur des yeux!
Il y a beaucoup de choses que l’on pourrait nous dire, juste comme ça, entre hommes. Mais à quoi bon tout dire si l’on peut très vite se comprendre.
Monsieur l’imam, cette lettre est en vérité destinée à d’autres hommes de mon pays aussi, ils vous écoutent et vous aiment, ils croient en vous, ils boivent vos paroles et sont, comme vous pouvez l’imaginer, continuellement affolés et irrités par la «nudité» des femmes dans la rue. Ils sont quelques uns à être «comme ça», des millions peut-être, cela fait beaucoup, cela fait peur aussi.
Dans tout cela, comme vous pouvez le constater, je n’ai pas évoqué de hadith, ils n’ont rien à faire dans ces histoires d’hommes, de désir et de beauté assimilée à nudité et obscénité.
Entre hommes, cordialement.»