En hommage à Sayyed al-Qimni

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ChroniquePendant que le monde pleurait la perte du petit Rayan, un autre monde pleurait la disparition de Sayyed al-Qimni. Je ne sais pas si c’est une chance, mais j’appartiens à ces deux mondes.

Le 12/02/2022 à 09h00

J’ai pleuré le petit Rayan dont le sort est devenu, cinq jours durant, un enjeu humanitaire mondial. Rayan n’était plus l’enfant de ses parents mais de l’humanité entière. Et j’ai pleuré le grand Sayyed al-Qimni parce que l’Egypte et le monde arabe ont besoin, aujourd’hui et plus que jamais, de sa voix, sa plume, son courage et sa clairvoyance.

A la différence de Rayan, la mort de Sayyed al-Qimni est évidemment beaucoup plus clivante. Il avait ses supporters mais aussi ses détracteurs. Ce qui est logique: le grand penseur égyptien, qui n’avait pas sa langue dans la poche, a consacré l’essentiel de sa vie à remettre en cause l’histoire officielle de l’islam. Vaste et dangereux chantier.

Même s’il se définit comme un marxiste laïque, al-Qimni est avant tout un pur produit d’Al-Azhar, le temple de l’islam sunnite. Comme d’autres avant lui (on peut citer, à tout hasard, le grand Taha Hussein), il a tué le père en se soulevant contre le dogme officiel, proposant une lecture scientifique de la naissance de l’islam.

Au fond, et contrairement à ce que propagent ses détracteurs, al-Qimni a rendu aux fondateurs de l’islam leur humanité, leur historicité, loin du surnaturel, loin de la sacralité qui les enveloppe et les emprisonne aujourd’hui encore.

Al-Qimni était l’ami et égal d’un Faraj Fouda, autre figure remarquable du «Tanwir», assassiné au début des années 1990. Adversaire désigné des obscurantistes, al-Qimni a essuyé plusieurs procès retentissants, menaces et tentatives d’assassinat. Mais il n’a jamais quitté son Egypte natale, ce qui dénote un courage exceptionnel.

Ceux qui ont lu, écouté ou rencontré le grand penseur égyptien, savent que sa disparition laissera un trou énorme, qui sera difficile à combler. Pour les autres, c’est le moment ou jamais de le connaître, de le «rencontrer» via son œuvre, dont ses livres et ses nombreux «live», qui sont heureusement disponibles sur le Net.

Il faut lire en priorité «Le parti hachémite» et surtout «Les guerres de la dawla du prophète», deux monuments et références indispensables pour ceux qui veulent au-delà de l’histoire officielle, édulcorée et complètement déshumanisée, de l’islam originel. Ces livres n’insultent rien, ni personne, mais ils interpellent, ils sollicitent la raison, la réflexion, l’esprit critique.

Il faut aussi écouter et regarder ses séminaires, dont celui tenu il y a quelques années à Casablanca. Dans un style peu académique, que certains pouvaient lui reprocher mais qui faisait aussi son charme, al-Qimni a eu un impact majeur sur toute la «new wave» arabe, la génération actuelle, toutes ces voix libres et affranchies qui osent prendre le taureau par les cornes et se mettre au diapason de la pensée universelle.

Comment ne pas citer, parmi ses «élèves», le courageux et brillantissime Hamed Abdel-Samad, dont les livres («Le Fascisme islamique», Grasset, 2017) et les live sur internet («Box of islam») sont une vraie bouffée d’oxygène. Et comment ne pas citer ces autres esprits libres arabes, qui ont mené d’autres combats tout aussi salutaires, et qui ont mis en avant le ‘Aql (utilisation de la raison) aux dépens du Naql (le savoir transmis), qui ont bousculé la tradition et essayé de faire avancer le schmilblick, comme Adonis, Nawal Saadaoui ou le méconnu mais génial Lafif Lakhdar, mort en silence en 2013 et qui nous laisse en héritage un livre extraordinaire («Du Muhammad de la foi au Muhammad de l’histoire»).

Comme pour le petit Rayan, quoique pour d’autres motifs, je n’ai pas fini de pleurer Sayyed al-Qimni. Qu’ils reposent en paix.

Par Karim Boukhari
Le 12/02/2022 à 09h00