La chose est suffisamment rare pour être soulignée. Monté sans aucune subvention publique ni privée, le spectacle "Kabaret chikhats", par la troupe éponyme, sous la direction du metteur en scène Ghassan El Hakim, tourne régulièrement à travers plusieurs scènes, plus ou moins undergrounds, plus ou moins conventionnelles, à travers le royaume. Et ce, depuis sa création, il y a de cela plus d'un an. Avec un public toujours aussi ravi ! Prouvant ainsi, que, oui les arts de la scène pourraient avoir une vie, et même un avenir radieux, chez nous -pour peu que la prestation en vaille la peine, et que l'infrastructure exigée soit modeste.
Il faut dire que ladite prestation offerte par ces douze jeunes hommes -à la fois acteurs, musiciens et danseurs- est époustouflante. Des hommes -barbus pour certains-, habillés en caftan et reprenant les grands classiques de la Aïta, avec une énergie très rock, pour ne pas dire punk, et un sens du burlesque joyeusement assumé! "Ça le fait grave", comme disent les "djeun's"...
Évidemment, les puristes de ce grand art lyrique, aux savantes nuances vocales, qu'est la Aïta traditionnelle, passeront leur chemin. Avec le "Kabaret Chikhats", nous sommes plus proches de la performance scénique jouissive que de la mélomanie pure. Qu'importe.
Ce qui personnellement a attiré mon attention -plus exactement mon agacement-, c'est le fait qu'un grand nombre de journalistes étrangers, mais également nationaux, ont "vendu" ce très intéressant spectacle comme une première: le premier spectacle "transgenre" marocain, insistant sur son aspect "transgressif".
Comme si Bouchaïb Bidaoui n'avait pas été une des stars marocaines les plus iconiques des années 1950, aux années 1970! Habillé d'un somptueux caftan, dûment perruqué -la mode était au chignon en choucroute!, et maquillé dans les règles de l'art -faisant bien attention à ressortir son fameux grain de beauté-, la diva assoluta apparaissait, alors, régulièrement, à la télévision nationale, interprétant avec humour et talent, ses rôles féminins, dans les pièces de théâtre populaires de l'époque. Au grand bonheur de tous.
Dans toutes les vieilles civilisations traditionnelles, le rôle des femmes dans le spectacle était tenu par des hommes. Il en est toujours ainsi dans l'opéra chinois.
À quand remonte cette pratique du tranformisme chez nous? Je ne sais. Aucune étude anthropologique ne s'est, du moins à ma connaissance, saisie du sujet.
Souvenir d'enfance. Nous sommes dans les rues d'un quartier populaire casablancais. Il y a foule autour du "karro" (charrette) transportant les éléments du "dfouâ" (cadeaux), à destination d'une jeune fiancée. Tout autour, des "neggafat" brandissent haut des "ârayssat", immenses poupées en structure de roseaux, attifées en mariées. Au milieu du karro, un homme, au visage buriné, vêtu d'une grossière djellaba en laine brune et coiffé d'une imposant bonnet, tout aussi en laine.
L'homme tape sur un tambourin, accompagné par deux jeunes garçons à la "taârija". Youyous et autres phrases incantatoires.
Nous entrons dans la maison de la future mariée. L'homme campe au milieu du patio autour duquel un salon marocain a été disposé à l'intention des invitées. Les hommes et les garçons restent debout.
D'un geste prompt, l'homme se débarrasse de sa vieille djellaba masculine: premier "oh!". Il porte en dessous un caftan féminin scintillant ! Puis... D'un geste théâtral, il se débarrasse lentement de son bonnet, laissant s'échapper sur ses épaules et, très bas, derrière son dos, une spectaculaire chevelure d'un noir de jais!
Les youyous explosent. La voix puissante et éraillée de celui qui s'est transformé en chikha expérimentée s'élance. La fête commence.