Longtemps, j’ai traîné dans les pièces bourdonnantes des centres d’écoute de la violence.
Des espaces militants où sont accrochés des banderoles d’anciennes manifestations de rue, des posters muraux aux slogans féministes avec souvent des visages voilés, des brochures sur des présentoirs apostrophant les visiteurs à libérer la femme. Mais surtout, dans ce décor amer, une cacophonie de voix typique que l’on retrouve dans les centres d’appels, où plusieurs personnes parlent en même temps, des opératrices gèrent les coups de fil de détresse des femmes, 24/24, des appels parfois anodins, fréquemment tragiques, demandant de l’aide, des écoutes intimes volées à la réalité, désabusées par l’existence absurde, choquées certainement, déballant leur vie à un numéro vert.
Les assistantes conseillent, orientent, apaisent les crises selon que les femmes sont menacées physiquement ou pas, ont une famille ou une connaissance chez qui se réfugier, sont seules ou avec des enfants, veulent porter plainte, rencontrer un(e) avocat(e)…
Lorsqu’une femme en arrive à appeler un centre d’écoute, c’est qu’elle est au bout du rouleau, n’a plus d’alternative propre, cède son destin à des voix anonymes.
Les statistiques officielles du Royaume de la violence à l’égard des femmes restent élevées. Le Haut-Commissariat au plan (HCP) réalise une étude nationale tous les dix ans. En 2019, on apprend que «la violence psychologique reste la forme de violence la plus répandue avec un taux de prévalence de près de 47,5% (soit 6,4 millions de femmes), alors que la violence économique touche 1,9 million de femmes (soit un taux de prévalence de 14,3%)».
S’agissant de la violence sexuelle, la même source montre que «1,8 million de femmes en sont victimes (13,6%), au moment où 1,7 million de violences physiques ont été recensées (12,9%)».
Au-delà des chiffres, il s’agit de comprendre d’où vient cette inhumanité, et se questionner sur les leviers utilisés par certaines nations pour la stopper.
Depuis l’aube des temps, deux points de vue s’affrontent sur les causes de la violence. Le premier, faux mais hélas toujours d’actualité, considère que l’homme est violent de nature. Il est ordinairement «agressif» et «bestial». Un trop-plein de testostérone. Un individu sanguin qui a besoin de dominer et de faire plier les caractères révoltés. Il donne libre cours à la pulsion de Thanatos, de destruction et d’abordage physique. Sa proie préférée: la femme, dans la rue et dans son foyer.
Pourtant, la lutte contre la maltraitance dans le couple commence dans le domaine de l’élaboration des lois. Il s’agit du deuxième point de vue sur les causes de la violence. Celle-ci est une conséquence d’un déséquilibre dans les rapports économiques et sociaux entre les femmes et les hommes. C’est un point de vue naturaliste. Aucun individu ne naît violent. Il le devient dans la société. Cette position intellectuelle a été soutenue ardemment par le philosophe Jean-Jacques Rousseau à qui l’on doit l’excellent aphorisme: «L’Homme est bon de nature, c’est la société qui le corrompt». Depuis, s’est développée une pensée qui renverse la problématique sur la violence. Une femme peut aussi être violente. Les chiffres au Maroc parlent d’eux-mêmes.
En 2021, l’enquête nationale sur la violence à l’égard des hommes, réalisée également tous les dix ans par le HCP, démontre que «70% d’entre eux ont subi au moins un acte de violence perpétrée par la partenaire (épouse, ex-épouse, fiancée ou amie intime)». Le contexte conjugal, précise le HCP, s’avère l’espace de vie le plus marqué par la violence: «la violence psychologique représente 73% de l’ensemble des violences subies, la violence physique en 2ème position atteint 20%. 4% des hommes ont subi une violence sexuelle et 3% la violence économique. Les plus jeunes et les plus instruits sont les plus touchés».
Cette violence féminine à l’égard de l’homme concerne plus les relations extra-maritales, sa prévalence s’élève à 54% parmi les hommes célibataires ayant ou ayant eu une fiancée ou une partenaire intime au cours des 12 mois précédant l’enquête, contre 28% parmi les mariés, selon la même source.
On le voit, les statistiques officielles du Royaume renvoient dos à dos la femme et l’homme, tous coupables d’excès d’émotions, d’agressivité verbale ou corporelle, mais seuls les chiffres à l’égard des femmes sont propulsés à l’appréciation publique, font les choux gras des associations féministes sans déontologie qui connaissent quand même la réalité occultée.
La maltraitance de l’un ou l’autre des conjoints apparaît plus comme une émanation collective de la société, une création à deux, le fruit d’une mauvaise alchimie qui s’exprime par la violence psychologique ou physique. La preuve: ces violences du genre sont trois fois plus présentes en milieu urbain, en comparaison avec le monde rural. Pourtant, dans les villes, les idées modernes devraient imbiber davantage les conjoints. Et dans la ruralité, le soi-disant patriarcat devrait avoir plus d’activité. Ce n’est pas le cas. C’est dans les milieux urbains que la pression sociale et maritale est la plus forte, générant davantage de conflits chez les conjoints.
Tous les pays bons élèves en stratégie du genre ont refusé d’imputer la violence exclusivement à l’homme. Ils ont constaté, dans leurs études sociales, que les femmes aussi commettaient des actes de violence, parfois plus virulents que ceux des hommes. Ces nations ont mis en corrélation la violence avec l’égalité entre les femmes et les hommes. Ils se sont attaqués au fléau en tant que problème lié à la parité. L’abandon de la violence advient lorsque s’efface toute discrimination, manifeste ou inconsciente, dans les rapports matrimoniaux et économiques du couple.
Nos traditions et notre culture matriarcales font croire à l’homme qu’il est maître de la femme. Il pense la posséder comme un objet de désir, bien à lui. Il se sent autorisé à la modeler, la faire correspondre à son propre schéma de conduite et de pensée intime.
Dans nos coutumes, la femme, tout autant, cesse de se distinguer de son ami ou mari, et se dédouble en lui. Il n’y a plus de séparation saine entre les conjoints pour instaurer ce respect mutuel, cette intégrité des individus, cet «autre» qui n’est pas soi dans le couple.
Le Code de la famille peut infléchir les rapports de violence en réhabilitant la différence individuelle, en abrogeant toutes les lois qui tendent à faire pencher la balance pour l’un ou l’autre des conjoints. Cela permet de sanctifier l’intégrité physique et économique du genre: le couple lui-même, et celui-ci par rapport aux enfants.
Par l’autonomisation de la femme et son accès à l’individualisation économique et tutélaire, cette dernière devient un partenaire de l’homme, et non plus sa chose. Et vice-versa... La femme qui n’attend rien de l’homme accède à la parité de facto. L’absence de discriminations créera une distance salutaire entre le besoin rêche de se protéger des aléas de la vie, et l’amour gratuit qui doit prédominer dans la relation conjugale.
Améliorer l’autonomisation des femmes c’est garantir le droit de posséder des terres et des biens, hériter, percevoir un salaire égal pour un travail égal, et obtenir un emploi sécurisé et décent. L’inégal accès des femmes aux opportunités économiques et à l’emploi représente un facteur majeur dans la perpétration de leur enlisement dans des situations de violence, d’exploitation et d’abus.
Il faut d’autres mesures d’accompagnement social, connues et amplement relayées par les organismes internationaux qui œuvrent à combattre le fléau de la violence:
- Développer des plans d’action nationaux et locaux qui rassemblent le gouvernement, les associations et d’autres organisations de la société civile, les médias et le secteur privé en un collectif coordonné, afin de faire face à de telles violations des droits fondamentaux.
- Publier un manuel pour les plans d’action nationaux sur la violence avec ses recommandations détaillées et ses bonnes pratiques.
- Mettre un terme à l’impunité dans le cadre de la violence en poursuivant les auteurs de violences en période conflictuelle et post-conflictuelle et en respectant le droit d’accès à des programmes de réparation adaptés et non discriminatoires et ayant un impact positif dans la vie des femmes et des hommes.
- Assurer un accès universel aux services de base. Les besoins urgents et immédiats doivent consister au minimum dans: un service d’assistance téléphonique 24h/24, des services d’intervention rapide pour la sécurité et la protection des victimes, des logements et des abris sûrs pour les femmes et leurs enfants, des prises en charge psychologiques et sociales, des soins médicaux post-viol et une assistance juridique gratuite afin d’aider les femmes et les hommes à mieux comprendre leurs droits et leurs options.
- Former les prestataires de services de base, en particulier la police, les avocats, les juges, les travailleurs sociaux et le personnel de santé pour assurer qu’ils suivent des normes et des protocoles de qualité. Il est nécessaire que lesdits services soient confidentiels, sensibilisés et adaptés.
- Rassembler, analyser et diffuser les données nationales sur la prévalence, les causes et les conséquences de la violence à l’égard des femmes et des hommes, les profils des victimes et des auteurs de violences, les progrès et les failles existantes dans la mise en application des politiques, des lois et des plans nationaux.
- Investir dans l’égalité des sexes et l’autonomisation des femmes pour lutter contre les causes premières de la violence. Les domaines stratégiques comprennent la participation politique et économique croissante des femmes ainsi que leur leadership. L’égalité des sexes et l’élimination des violences doivent être placées au cœur des objectifs pour le développement.
- Accroître la sensibilisation du public et la mobilisation sociale pour permettre aux victimes de violences de briser le silence et d’avoir accès à la justice et à un soutien adapté.
- Engager les médias en influençant l’opinion publique et en contestant les normes néfastes à l’égalité des sexes qui perpétuent la violence à l’égard des femmes et des hommes.
- Travailler pour et avec les jeunes comme acteurs du changement pour assurer que les systèmes éducatifs favorisent l’autonomisation des filles et des garçons afin de transformer et construire des relations de genre basées sur l’harmonie, le respect mutuel et la non-violence.
- Mobiliser femmes et hommes de tous âges et de tous les horizons afin qu’ils prennent position contre la violence et qu’ils favorisent l’égalité et la solidarité en matière de genre.