C’est arrivé quand j’avais les mains cramponnées à la rambarde de ma terrasse, en train de fumer une cigarette. J’habite en hauteur. Fumer me relaxe et m’irrite à la fois. Mais là, je suis plus qu’irrité, mes pieds sont pris d’une étrange vague de crampes. Crampes, vraiment? Plutôt des vibrations venant de la plante des pieds, peut-être plus bas...
Ça doit être la cigarette qui me joue encore des tours. Quand c’est la première, j’ai parfois les pieds qui vacillent, la main qui tremble, un début d’étourdissement général. Je vibre alors et je manque de tomber. Il faut vraiment que j’arrête de fumer.
Les vibrations s’étendent bientôt à mes jambes. Quelle jambe, la droite ou la gauche ? Et si c’était le début d’une crise d’épilepsie? Ou les signes avant-coureurs d’une crise cardiaque?
Tous les scénarios liés à ma santé défilent, mon esprit coche et décoche les symptômes à toute vitesse… Mais je n’ai le temps de tirer aucune conclusion. Car tout s’enchaine et vite. Je refuse d’envisager le pire, l’inenvisageable…
Et si c’était les travaux? J’habite dans le vieux centre-ville, théâtre de tous les travaux, de jour et de nuit. Mais il manque le tapage, le bruit infernal des machines qui creusent le sol… Alors?
Puis c’est le sol sous mes pieds qui vibre. J’entends d’ailleurs un bruit léger, indéfini, quelque chose, des objets qui tombent, peut-être le bruit d’une table qui bouge… Et si c’était le voisin d’en bas? Oui, il est capable de creuser un mur ou un plafond à 23h00, un vendredi…
Puis c’est la rambarde, cette tige de métal longue de plusieurs mètres, qui est traversée d’une série d’ondulations, comme des vagues. Incroyable mais vrai. J’ai le sentiment de flotter, de planer. La terrasse devient un avion qui se met en branle, qui tremble et danse dans ces derniers instants qui le séparent du décollage…
Panique à bord. Mes mains lâchent la rambarde dans un geste réflexe, je recule des deux pieds. Puis quelqu’un m’appelle de l’intérieur de la maison. Il n’appelle pas, il crie. Je crie aussi. On se retrouve instantanément à l’intérieur, loin de cette terrasse qui tanguait, les yeux hagards, prêts à nous jeter l’un sur l’autre, pour nous enlacer, nous entraider, nous protéger…
Le sol continue de se dérober sous mes pieds. Il semble danser. Mille questions me traversent l’esprit. Mille priorités. Mille pensées. Tout cela n’a duré que quelques petites minutes, pardon quelques siècles, je ne peux plus réfléchir, j’agis d’instinct. Mon instinct m’amène sur le sol, recroquevillé, la tête baissée.
Est-ce que je vais me glisser sous la table la plus proche ou descendre pas à pas les quinze étages de l’escalier? Mes yeux se posent sur le tissu qui recouvre les rideaux. Il flottait si fort tout à l’heure, comme soufflé par un violent feu intérieur. Ses secousses baissent peu à peu d’intensité… Ces quelques secondes me laissent pétrifié, littéralement cloué sur le sol, attendant de voir, espérant enfin que la parenthèse se referme, que le cauchemar prenne fin, que je puisse arrêter de tanguer, allumer la télévision, prendre mon téléphone, comprendre ce qui venait de nous arriver au creux de cette nuit qui s’annonce longue et sans fin.