Safi, ce n’est pas juste!

Karim Boukhari.

ChroniqueLa tragédie de Safi m’a touché droit dans le cœur. Etait-elle prévisible, évitable? Peut-être bien que oui, ou non…

Le 20/12/2025 à 09h00

On l’appelle affectueusement Yasfi ou L’bleïda. Son nom français dérive du portugais Safim. Je n’ai jamais compris pourquoi on l’appelle en arabe Assafi: pourquoi ne pas dire simplement Asfi, ne serait-ce que pour préserver ses racines amazighes, comme l’écrasante majorité des grandes cités marocaines?

L’actualité de Safi a fait le tour du monde depuis quelques jours et d’une bien triste manière. Les récentes inondations ont fait 37 morts, au moins, au cœur même de la vieille ville. J’ai découvert la tragédie sur les chaines de télévision qui citaient, en boucle, le quartier «Abou Dahab» comme théâtre de la tragédie. Dans mes oreilles, Abou Dahab sonnait comme Abou Lahab. Là encore, je regrette ce glissement sémantique laissant entendre que l’on a affaire à une bourgade orientale.

Mais non, il s’agit bien de Sidi Boud’heb, le mausolée qui a inspiré, il y a longtemps, le couplet «Sidi Boud’heb/Loumaj tgelleb». Traduction: à Sidi Boud’heb, les vagues se déchainent. Le mausolée et tout le quartier sont bordés par l’océan atlantique, que nos ancêtres appelaient «bahr addouloumat», littéralement la mer de l’obscurité. Ils avaient peur de cet océan, qu’ils croyaient peuplé de monstres et d’êtres maléfiques. Ils craignaient surtout le déchainement de ses vagues.

Ces vagues ont d’ailleurs peuplé la mémoire collective de la ville et forgé son identité: elles étaient à la fois source de danger à cause du risque d’inondation, mais aussi source de fierté parce qu’elles pouvaient empêcher les envahisseurs d’accoster…

La tragédie de Safi m’a touché droit dans le cœur. Etait-elle prévisible, évitable? Peut-être bien que oui, ou non… Le plus dur a été cette impression d’impuissance, de détresse, face aux images de citoyens pris au piège de l’eau qui monte, qui monte…

Comme cette vieille femme qui crie au secours à partir de sa petite fenêtre bientôt envahie par les eaux, ou ce jeune homme désespéré qui veut plonger pour aller chercher sa maman, mais que ses amis retiennent parce qu’il risque d’être lui-même emporté par les crues…

Pendant que ces lignes sont écrites, un proche parent m’appelle de Safi. Cela fait des années que l’on s’est perdus de vue. Il ne vit pas loin du lieu du drame, à Bab Chaâba. Il est sain et sauf, mais il connait une ou deux personnes qui ont perdu la vie, des commerçants surpris par les flots…

Dans sa voix et en plus de la douleur, avec cet accent mesfioui à couper au couteau, il m’explique comment les gens se sont appuyés les uns sur les autres, pour se consoler et s’entraider sans attendre, ni espérer, grand chose des autres. «Comme d’habitude», a-t-il rajouté.

Soudain sa voix s’étrangle et il commence à crier très fort, et moi aussi. On ne s’entend plus. On s’est dit l’un à l’autre: «Plus tard, plus tard, on s’appelle plus tard…».

On a mis fin à notre conversation au moment où le Maroc jouait, jeudi soir, la finale de la Coupe arabe contre la Jordanie. Il ne reste alors que quelques minutes à disputer et les Jordaniens mènent au score (2-1). Et c’est là qu’un remplaçant, Hamdallah, qui venait de faire son entrée en jeu, marque le but de l’égalisation, ensuite celui de la victoire pour le Maroc. Au moment où l’on n’y croyait presque plus…

Abderrazak Hamdallah est un pur Safiot. Tout un symbole. Ses buts coûtent si cher et ils disent à eux seuls combien cette vieille cité a apporté au pays. Sans avoir toujours le retour qu’elle mérite…

Par Karim Boukhari
Le 20/12/2025 à 09h00