Au Maroc, nous avons une fâcheuse tendance à être réfractaire à l’ordre établi. Comme si le chaos et l’anarchie étaient une composante de notre identité, il semblerait qu’on ait du mal à s’en défaire, tout autant qu’on a du mal à se faire à de nouvelles lois, de nouvelles infrastructures routières, une nouvelle façon de procéder… autant de changement que l’on considère comme des contraintes qui nous gênent.
Cette façon de déroger aux règles et à l’ordre établi se remarque au quotidien de maintes façons. On sait qu’on n’a pas le droit de construire ici mais on va quand même le faire, pour s’indigner ensuite que la corruption ne nous protège pas de la loi qui, un jour où l’autre, s’applique et que ça nous a coûté des millions au passage.
C’est le cas aussi dès lors qu’on impose aux gens de faire la queue: il y en aura toujours un pour passer devant les autres. Il y a celui qui, l’air de rien mais affichant un air pressé, l’air d’une personne chargée d’une mission de la plus haute importance et qu’il ne faut absolument pas contrarier, passe devant tout le monde d’un pas résolu. Il y a cet autre qui fait mine de ne pas savoir comment ça se passe, ne pas même comprendre ce que les gens attendent, et joue les indignés que l’on insulte quand on lui fait remarquer qu’il y a vingt personnes qui attendent avant lui. Il y a enfin celui qui prétexte n’avoir qu’une petite information à demander, ce qui ne mérite pas, juge-t-il, de faire la queue, pour passer devant toute le monde et in fine entreprendre ses démarches.
Dans les administrations publiques, où ce combat se joue tous les jours quand aucune machine à délivrer un numéro de passage ne fonctionne, il revient alors aux agents d’accueil de faire le sale boulot, en rappelant à l’ordre les uns et les autres, un peu comme un berger qui ramènerait dans le droit chemin un mouton indocile qui s’applique à s’écarter du troupeau. À l’heure où le ministère de la Santé a rappelé à l’ordre les établissements hospitaliers par le biais d’une circulaire indiquant qu’il ne revient pas aux agents de sécurité ou de nettoyage de guider ou d’accueillir les patients, on a tout de même une pensée pour ces hommes et ces femmes en première ligne, qui doivent les premiers composer avec des citoyens souvent indisciplinés pour mieux les canaliser.
On espérait que l’organisation de l’accueil administratif par ordre de passage sensibiliserait les usagers et leur apprendrait à appliquer cette discipline ailleurs. Que nenni! Il est un endroit spécifique au Maroc qui nous permet de prendre la température du civisme: l’épicerie du coin. Ici, devant le comptoir surchargé du commerçant, il faut jouer des coudes, s’imposer, batailler, parler le plus fort pour imposer sa volonté au-dessus de celle des autres.
Le simple fait de saluer l’épicier suffit à perdre les précieuses secondes qu’un gamin saisit pour demander un chewing-gum à 50 centimes et 100 grammes de farine. À peine le temps de lui faire la remarque qu’un autre, un adulte cette fois, vous enjambe littéralement pour une clope au détail et un sandwich sevillana… En deux temps trois mouvement, vous qui étiez arrivé le premier, êtes relégué au troisième rang, spectateur d’un incivisme contre lequel vous ne pouvez rien. Quant au commerçant, si certains tentent de mettre de l’ordre au sein de leur échoppe, d’autres ont depuis longtemps lâché l’affaire. Imaginez devoir sans cesse rappeler à l’ordre les uns et les autres... Autant être prof ou flic.
Enfin, l’autre territoire où s’exprime pleinement cette façon de penser et d’être, c’est la route, et c’est là que les choses prennent une autre tournure. Car sur le bitume, comme dans une mauvaise version de Mad Max, les petites incivilités que l’on commet au quotidien prennent une autre proportion en devenant un enjeu de vie ou de mort. Et cela ne semble pas déranger plus que ça de nombreux usagers de la route, qui de la même manière qu’ils usent du droit de coupe-file qu’ils s’arrogent, pratiquent le même droit sur l’asphalte.
Alors que de nombreuses routes sont actuellement en train d’être refaites, notamment sur l’axe Casablanca-Rabat, que de nouveaux feux de circulation apparaissent ainsi que de nouveaux ronds-points, on peut assister chaque jour à un certain type de comportement très parlant, et qui en dit long sur notre psyché.
Prenons l’exemple de la route qui relie Mohammedia à Casablanca, dotée depuis peu au niveau de Zenata d’un nouveau feu rouge et d’un nouveau rond-point, tous deux fonctionnels. Tenter de s’arrêter au feu rouge vous mettra presque en danger au vu de l’incroyable flot d’automobilistes qui ont décidé que cet arrêt était inutile. Certains vont même jusqu’à contourner le rond-point en le prenant en sens inverse. Quant au tronçon de route interdit d’accès pour le moment et barré par plusieurs indications et plots, on s’y engage tout de même en se faufilant entre les panneaux d’interdiction. Que signifie cette façon de faire? On estime donc qu’un nouveau feu de circulation est inutile dès lors qu’il n’existait pas avant. Autrement dit, je continuerai à faire ce que j’ai toujours fait parce que ça fonctionnait très bien comme ça et ne m’embarrasserais pas d’une contrainte que je juge inutile. Idem pour ce rond-point qui me gêne: avant, j’accédais directement à la route par cette trajectoire-là et je juge, moi, que je peux toujours faire de même, quand bien même je conduis un camion remorque qui pourrait faire un carnage sur la route. Quant à ce tronçon de voie bloqué? Pourquoi attendre comme tous ces autres débiles sur une route saturée quand je peux m’y engager et arriver au prochain feu rouge avant tout le monde?
Seule façon de corriger ces incivilités, poster des policiers à côté de chaque nouveauté routière car il n’y a véritablement– et fort malheureusement– que la crainte de la sanction qui se dresse bien visible sous nos yeux qui est à même de nous faire respecter l’ordre et la loi. Et c’est bien là le problème: l’incapacité à mesurer le danger que l’on encourt et que l’on fait encourir aux autres et la prévalence de la peur de la sanction sur la peur de la mort.









