Lord Hannan et votre serviteur, nous avons deux bonnes raisons de ne pas nous entendre. Tout d’abord, il a étudié l’Histoire à Oxford et j’ai pratiqué l’économie à Cambridge -il y a fort longtemps. Là-bas, nous devions payer une amende s’il nous arrivait de prononcer par inadvertance le mot ‘Oxford’. Quand nous devions absolument évoquer nos rivaux, nous disions ‘the other place’. Même chose pour eux: nous étions, à leurs yeux, ‘the other place’.
Concurrence, inimitié? Disons plutôt émulation; et cette forme saine de compétition a produit deux des meilleures universités du monde.
Le Brexit constitue une autre pomme de discorde entre his Lordship et moi. Il en fut un partisan convaincu, j’étais contre. N’ayant jamais pris la nationalité britannique, je ne pouvais pas voter, mais j’ai essayé de convaincre mes amis british et mes anciens étudiants de ne pas couper les ponts avec l’Europe ‘aux anciens parapets’, comme dit le poète.
Malgré ces deux bonnes raisons de nous chamailler et de nous bouffer le nez, c’est au contraire une journée très agréable que j’ai passée à Casablanca avec Lord Hannan, mercredi dernier, à l’initiative de notre ambassadeur à Londres. Deux choses peuvent rapprocher des pèlerins d’obédience différente: l’humour et la culture; et notre ami était amplement pourvu des deux.
Il était venu découvrir notre beau pays. En effet, le Brexit a donné au Royaume-Uni la possibilité de commercer avec qui bon lui semble sans passer par Bruxelles. Le Maroc intriguait notre ami. D’abord, en tant qu’historien et amateur éclairé de Shakespeare, il n’avait pas oublié le passage dans lequel le Barde évoque avantageusement ‘the Prince of Morocco’, bien vu à la Cour d’Elizabeth I (1533-1603). Notre amitié, me dit Lord Hannan, remonte à loin.
Il était venu voir, il a vu. «Vos trains sont meilleurs que les nôtres», me confia-t-il, étonné -c’est quand même l’Angleterre qui a inventé les chemins de fer! À Nouasser, il resta, de son propre aveu, ‘bouche bée’ (open-mouthed) devant les dizaines de hangars et d’ateliers qui abritent l’industrie aéronautique du pays. Tanger Med l’impressionna tout autant que l’industrie de l’automobile. Il constata également les réalisations et les potentialités du solaire et de l’éolien.
Mais il fallait un petit plus, pour un homme de culture. C’est pourquoi j’avais mobilisé l’Association Casamémoire (qui fait un travail formidable): trois de ses membres, guides bénévoles et enthousiastes, lui firent visiter le quartier des Habous. Là, ce membre de la Chambre des Lords, gardienne des traditions, éprouva concrètement ce qu’est une nation millénaire. (Et encore, il n’a pas pu voir Fès…). Je pris soin de finir la tournée dans cette pâtisserie dont on dit qu’elle est la meilleure de Casablanca -publicité vraiment gratuite, ces pingres ne m’ont même pas offert une ghryba, alors que le Lord eut droit à un grand sac de gâteaux succulents à partager avec sa famille et ses nobles amis.
Rentré chez lui, Lord Hannan se fendit d’un long article dans le Sunday Telegraph dans lequel il souligna l’importance et l’urgence qu’il y a à tisser de solides liens de coopération entre les deux royaumes. Il souligna également la nécessité pour le Royaume-Uni de reconnaître la souveraineté du Maroc sur ses provinces sahariennes. Cet historien chevronné fut rapidement convaincu de la justesse de la cause: l’Histoire, l’anthropologie, les faits parlent d’eux-mêmes.
Par ailleurs, et à la suite de ce qu’il a vu et entendu pendant sa visite, il va créer en Angleterre une Fondation Ibn Khaldoun pour mettre en exergue la pensée arabo-musulmane, en particulier dans le domaine du libéralisme économique.
Une journée parfaite, en somme, sous le soleil de Casablanca: instructive et chaleureuse.
Mais la pâtisserie Bennis me doit toujours une ghryba.