Quand j’étais petit (comme c’est loin, tout ça…), je passais le plus clair de mon temps sur la terrasse de notre maison, à El Jadida. La nuit, je contemplais le ciel où scintillaient les étoiles et j’essayais de les compter. Peine perdue: il y en avait trop, un nombre gigantesque. Et je me posais alors une question, qui finissait par m’obséder: ce nombre était-il pair ou impair?
Puis j’ai grandi. J’ai appris que ce ne sont pas seulement des étoiles qu’on voit au firmament, mais aussi des galaxies, qui contiennent elles-mêmes des centaines de milliards d’étoiles. En classe terminale, le professeur de physique nous apprit quelque chose qui nous stupéfia: il y a plus d’étoiles dans l’univers que de grains de sable dans toutes les plages de la Terre.
Certes. Mais leur nombre est-il pair ou impair?
Ce ne fut que lorsque je me plongeai dans la philosophie, à l’âge adulte, que je pus me débarrasser de cette question obsédante. En effet, j’appris qu’à la question «qu’est-ce que le monde?», les philosophes ne donnent pas la même réponse que les physiciens. Ces derniers le définissent en termes de matière, d’atomes, de molécules, d’étoiles, de galaxies. Les philosophes, depuis l’introduction par Descartes du sujet dans la pensée occidentale, le définissent à partir du ‘moi’ de celui qui pense.
Qu’est-ce que le monde? Pour Husserl, c’est ce qu’il appelle ‘l’horizon de cohésion’ des expériences du sujet (moi, vous, lui…). Il y a effectivement des milliards d’étoiles, de galaxies, dans le ciel, mais ça servirait à quoi, pour moi en tant que sujet, de définir ainsi le monde, puisque je n’aurai jamais le moindre contact avec elles? Que leur nombre soit pair ou impair n’a aucune importance pour moi. La question n’a aucun sens. Pour moi, il n’y a que mes expériences, mes interactions avec des choses ou des êtres autour de moi -et ces expériences ne se produisent pas l’une après l’autre, au hasard et sans lien entre elles: au contraire, elles ont une certaine cohésion, puisqu’elles ont toutes un rapport avec moi. Elles sont liées -et donc le monde, pour un sujet donné, c’est la somme de ses expériences -et leur cohésion.
Heidegger, qui fut l’élève de Husserl, donna une autre définition. Le monde est ‘l’orientation générale des étants à-portée-de-la-main, qui prennent leur sens dans le projet en vue de soi-même du sujet’. Ce sujet, Heidegger le définit comme un Dasein, un être-là, c’est-à-dire une conscience qui définit un point (là) qui est le point de départ existentiel de toute réflexion. Ce Dasein est conscience, conscience de soi, et en même, il est projet -il se projette constamment dans le temps, dans le futur, en vue de réaliser un objectif qu’il se donne -et de se réaliser ainsi soi-même. Pour ce faire, il utilise des objets autour de lui, ce que Heidegger nomme des étants. D’où sa définition du monde pour le sujet: c’est l’orientation générale des étants à portée de main, qui prennent leur sens dans le projet du sujet. L’orientation générale, ça veut dire: comment le Dasein va utiliser ces objets-là pour son projet.
Très bien. Mais ces deux définitions du monde posent un problème. Il leur manque une composante essentielle: je ne suis pas seul au monde. Pour eux, le monde n’est pas au-delà de moi-même: il est inclus dans moi au lieu de m’inclure. (C’est -littéralement- le monde à l’envers…)
Où sont les autres? Où est Autrui?
Dans les Méditations cartésiennes de Husserl, Autrui est appréhendé à partir de mon monde -je n’ai accès qu’au corps d’Autrui, non à sa conscience. Dans Être et Temps de Heidegger, Autrui ne joue aucun rôle dans l’épreuve que le sujet fait de son être-au-monde authentique.
«Nous nous précipitons vers le mur en accélérant et en klaxonnant. Nous nous précipitons vers plus de déshumanisation du monde, plus de simulacre, plus de facticité.»
Comment sortir de cette idée de ‘je suis seul au monde’ (comme un automobiliste casablancais, qui ne se préoccupe pas d’autrui)? Lévinas, élève de Heidegger, proposa de penser le monde à partir de la relation à autrui (comme un automobiliste de Tétouan). C’est une inversion radicale, qui permet de préserver l’altérité d’autrui et de penser un monde qui serait le nôtre, commun à nous tous.
Mais comment nous assurer que mon monde est vraiment celui de mon voisin? Eh bien, par la parole, qui suppose une relation à autrui, par le regard, par l’expression. C’est ainsi que le monde partagé avec autrui s’ordonne et prend sens.
Et maintenant, j’arrive (enfin…) à l’Intelligence Artificielle.
Avez-vous déjà vu le visage de ChatGPT? Et celui de DeepSeek, aujourd’hui?
Lorsque nous lisons un texte généré par ChatGPT ou DeepSeek, partageons-nous un monde commun avec quelqu’un, Autrui, «mon semblable, mon frère», comme dirait Baudelaire?
La présence d’Autrui comme visage appelle toujours une réaction, un dialogue. Nous sommes deux, nous ferons bientôt famille, nation, et notre conversation donne sens aux choses du monde.
‘Converser’ avec ChatGPT ou Deepseek, c’est parler avec le néant. C’est un simulacre qui ôte au monde son humanité.
J’ai suivi, hier, sur Bloomberg et CNN, la panique qui s’est emparée des États-Unis après l’apparition du chinois DeepSeek, rival de OpenAI et GoogleAI. La Bourse de New York a perdu, en un jour, mille milliards de dollars -la pire perte de son Histoire. Donald Trump a affirmé, ce matin, que le succès de DeepSeek était un ‘avertissement’ pour les États-Unis. Sa réaction: investir encore plus -des milliards et des milliards de dollars- pour accélérer l’intrusion de l’IA dans tous les domaines de la vie humaine.
En somme, nous nous précipitons vers le mur en accélérant et en klaxonnant (comme un conducteur de Bernoussi). Nous nous précipitons vers plus de déshumanisation du monde, plus de simulacre, plus de facticité (Autrui n’est plus un être humain, mais un algorithme).
La semaine dernière, ce billet avait pour titre ‘Le rôle irremplaçable des professeurs’. Celui-ci aurait pu avoir pour titre ‘Le rôle irremplaçable des philosophes’.
Pardon pour le cours un peu pesant (il s’agit de philosophie allemande…), mais vous m’accorderez qu’il y a péril en la demeure.
Oublions DeepSeek (et OpenAI et Google AI…) et philosophons.