Moussems: transe, argent et amnésie

Mouna Hachim.

ChroniqueDénoncer les impostures actuelles est un devoir. Céder à l’amnésie, oublier les résistants, les savants, les réseaux de solidarité, serait une faute…

Le 20/09/2025 à 13h41

Scènes d’hystérie collective. Transe frénétique, digne des bacchanales antiques. Charlatans enguirlandés de breloques clinquantes, exhibant sans pudeur les «offrandes» de leurs clients : bijoux en or et liasses de billets, étalés sur des tables transformées en autels du faux sacré.

Au fil des vidéos virales se dévoile un marché obscène de la crédulité: pseudo-magie, marchandisation du spirituel, mise en scène de la duperie. Le malaise est immense.

Comme si cela ne suffisait pas, des pratiques troublantes s’y ajoutent, particulièrement au moussem de Sidi Ali Ben Hamdouch à l’occasion du Mawlid.

Travestissements ostentatoires, comportements équivoques, gestes qui bousculent les normes sociales, chacun y verra ce qu’il veut. Mais l’impression générale est celle d’un glissement inquiétant, où le sacré se dissout dans un carnaval d’un autre âge.

À les voir ainsi, sans recul, on pourrait croire que certaines zaouïas ne sont plus que des repaires de supercherie, de manipulation, voire de rites dévoyés aux confins du paganisme. D’aucuns vont plus loin encore: ils appellent à les abolir toutes, sans distinction aucune, à les vouer à l’anathème.

Or ce raccourci est non seulement injuste, mais dangereux. Il essentialise la dérive en faisant croire que ce que l’on voit aujourd’hui définit pour toujours, et partout, la nature des zaouïas. Il gomme des siècles d’histoire, efface un rôle multiforme et installe l’idée que notre patrimoine spirituel ne serait qu’une excroissance folklorique, indigne de mémoire. Dans le même mouvement, il importe de manière inconsciente des discours nihilistes venus d’ailleurs, qui, au nom d’une pureté absolue, appellent à la destruction des sanctuaires et effacent d’un geste l’apport de ces institutions à la culture du Maghreb.

Car bien avant d’être réduites à ces caricatures, les zaouïas ont façonné notre histoire.

Héritières directes des ribats —ces postes de moines-soldats, à l’origine du mouvement almoravide, alliant la dévotion à l’organisation politico-militaire —, elles furent longtemps des institutions totales : spirituelles, savantes, politiques et sociales.

De cette matrice est née une organisation capable de former et d’enseigner, d’accueillir le voyageur et de soigner le malade, d’arbitrer les conflits comme de défendre la nation contre les incursions étrangères.

Pendant des siècles, bien loin du simple ermitage, elles furent des lieux de science et de transmission, des foyers de résistance et de solidarité, des phares pour les élites autant que des refuges pour les humbles.

À titre d’exemple, dans la vaste plaine de Doukkala, la famille des Amghariyine fit naître une constellation de zaouïas à partir du ribat maritime de Tit n’Fitr — l’actuel Moulay Abd-Allah. Haut lieu du sunnisme malikite et foyer d’enseignement dès le 10ème siècle, il devint aussi un bastion dressé contre les mouvements considérés comme hétérodoxes, tels les Berghouata de la Tamesna ou les Bajaliya du Souss.

À cette toile s’ajoute plus tard une matrice spécifiquement marocaine : la Jazouliya, rénovatrice de la Chadiliya.

Formé à Fès puis à Doukkala chez les Aït Amghar, Sulayman al-Jazouli, ne créa pas un cercle d’extatiques marginaux, mais un ordre profondément enraciné dans la réalité sociale et politique de son temps.

Nous sommes aux 15èmeet 16ème siècles, en pleine tourmente : famines, épidémies, chute d’Al-Andalus, incursions ibériques, avancée inexorable de la Reconquista. Face à ce chaos, Jazouli a réarmé une société déboussolée, en lui offrant une pédagogie rigoureuse et un réseau de disciples chargés d’urbaniser des régions désertées, de diffuser le savoir oublié, et de porter le devoir de guerre sainte en alliance avec les Saâdiens.

De ce tronc jaillirent des adeptes prestigieux: Sidi El-Hadi Ben Aïssa, maître du dhikr et fondateur d’une sociabilité religieuse transrégionale; Sidi Ahmed Ou-Moussa, figure d’éthique ascétique et de discipline militaire; Sidi Mhammed ben Raïssoun, illustre héros de la bataille d’Oued al-Makhazine; Sidi Bouabid Cherqi, fondateur d’une institution pensée comme un pôle de réforme et d’organisation autour duquel s’est structurée la ville de Bejaâd… La liste est longue.

De leurs enseignements sont ensuite nés plusieurs ordres : autant de maillons d’un vaste réseau de savoir, de solidarité et, souvent, de résistance, jusqu’aux premières heures des infiltrations impérialistes et coloniales.

Réduire cet héritage immense à des images sensationnalistes de convulsions incontrôlées ou d’offrandes sanglantes revient à couper l’arbre au niveau de ses racines.

Oui, les abus et les dérives existent. Oui, des charlatans exploitent la crédulité des foules, transforment le don en usurpation. Oui, des esprits sont invoqués, dans les lila comme en plein jour: Hammou, Aïcha, Mimoun, Mira, Malika… Des noms murmurés comme des divinités parallèles, auxquels on adresse des offrandes aux couleurs codées. Une religiosité de substitution où le rite se mue en superstition, la foi se dissout dans le commerce du magique, comme dans les nuits noires des vieilles idolâtries.

Tout cela doit être dénoncé avec clarté.

Mais non, ces excès ne résument ni la doctrine ni l’histoire. Car ce que taisent les vidéos virales et ce qu’ignorent les farouches opposants aux zaouïas de manière générale, ce sont leurs contributions au fil des siècles: des bibliothèques et des manuscrits, des écoles et des dispensaires, des caisses de solidarité, des routes de pèlerinage protégées, des arbitrages entre tribus, un lien assumé avec le pouvoir central —et, quand il le fallait, le devoir de guerre sainte.

Que dire des moussems qui s’y tiennent chaque année? Véritables ressources patrimoniales, ils devraient renforcer les liens sociaux, affirmer l’identité locale et collective, transmettre aux nouvelles générations des valeurs essentielles (mixité, échange, cohésion), tout en participant au développement et à la réhabilitation des régions, et en favorisant un tourisme de qualité, loin de tout pseudo-folklore.

Le problème n’est pas le moussem en soi, mais la perte de son sens, happé par l’économie du spectacle et miné par l’ignorance.

Pourtant d’autres traditions, ailleurs, montrent qu’il est possible de conjuguer ferveur, organisation et mise en valeur. Il suffit de penser aux fêtes patronales européennes — espagnoles, landaises ou gasconnes — qui connaissent un franc succès, comme les ferias de Dax dans les Landes ou les fêtes de San Firmin à Pampelune, immortalisées par la plume d’Ernest Hemingway.

Au Maroc même, des zaouïas et des moussems montrent qu’on peut allier tradition sacrée et dynamisme contemporain. Mais pour que ces exemples se multiplient et fassent école, plusieurs chantiers s’imposent.

Il s’agit de réarmer la mémoire culturelle: rééditer et annoter les textes fondateurs, transmettre l’histoire des lieux et des hommes, offrir aux jeunes des guides qui éclairent leur héritage. S’ajoute la nécessité d’une gouvernance renouvelée des moussems, portée par des chartes locales de transparence et de sécurité, où se conjuguent l’expertise des oulémas, le savoir des historiens, l’autorité publique et l’engagement de la société civile. Enfin, il faut instaurer une économie décente du sacré, qui encadre les transactions, bannit l’extorsion et distingue les activités patrimoniales par une reconnaissance claire.

Entre histoire et ignorance, la mémoire instruite doit prévaloir. Elle seule peut redonner aux moussems leur sens, restituer aux défunts leur dignité et rappeler aux vivants l’exigence d’être à la hauteur de notre héritage.

Par Mouna Hachim
Le 20/09/2025 à 13h41