C’était dans une autre vie, mais je m’en souviens comme si c’était hier. Le souvenir est encore vif. Et je ne vous parle pas de la trace, de la blessure (du tatouage, comme dirait ce cher Abdelkébir Khatibi) que cette expérience m’avait occasionnée, et que je n’ai jamais oubliée.
J’étais alors en stage au service de gynécologie en tant que médecin «externe». Il y avait une malade que tout le service avait spontanément adoptée. Je vais vous dire pourquoi.
Jeune, jolie et extrêmement gentille, la «patiente» venait à peine de se marier. Elle devait avoir la vingtaine, tout au plus. Admise pour suspicion d’une tumeur maligne, elle a dû subir une batterie d’examens complémentaires. Les résultats se faisaient attendre. Il fallait tout «bilanter», tout vérifier et encore vérifier.
Forcément, cela a pris du temps et son séjour a duré plus longtemps que prévu. Les premiers jours, son mari, la vingtaine lui aussi, campagnard, souriant, venait lui rendre visite. Au bout de la première semaine, il a disparu, seule sa mère continuait de lui rendre visite.
Après deux ou trois semaines, et alors que le diagnostic n’était pas encore établi, et que l’espoir (d’éviter le cancer) existait encore, la jeune malade reçoit une lettre de répudiation. Laissez-moi vous décrire le «spectacle»: de bon matin, tous les stagiaires, les infirmières et ceux qu’on appelle «le petit personnel» (aide-soignants, techniciens de surface, que l’on désignait à l’époque par la vague dénomination ATP), étaient regroupés à la porte du service. Certains étaient en larmes, effondrés, les autres s’indignaient et ne comprenaient pas comment un jeune marié répudie sa jeune épouse au bout de quelques semaines d’hospitalisation…
Mais que s’était-il donc passé dans la tête du jeune homme pour en arriver là? Quelles pressions sociales ou psychologiques avait-il dû subir? Qu’est-ce qui l’a «détraqué» au juste: la peur que son épouse meure précocement? Qu’elle n’enfante jamais? Qu’elle ne soit plus capable d’assumer le fameux devoir conjugal?
Cette histoire, que j’ai plusieurs fois narrée, date d’avant les dernières réformes de la Moudawana, quand une femme pouvait être littéralement jetée à la rue par une simple lettre, sans explication et sans rien. Que pouvait-on bien y faire, la répudiation scandaleuse étant conforme, à l’époque, aux lois en cours.
«Mais c’est une réforme qui attendra d’ores et déjà d’être réformée. Pour le bien de la société marocaine, bien sûr, et pas seulement pour les femmes.»
Beaucoup de progrès ont été faits, depuis. Et c’est tant mieux. Mais pour quel résultat, dirions-nous? Aujourd’hui, la même personne décrite plus haut ne sera pas répudiée. Mais son mari se réservera toujours le droit, en théorie, de prendre une seconde épouse parce que la première est dans l’incapacité, même temporaire, d’avoir des relations sexuelles ou d’enfanter.
Je vous laisse le soin de qualifier un tel état de fait, une telle possibilité…
Cette démonstration n’est qu’un petit reflet des très nombreuses failles et des manques indiscutables qui continuent, malheureusement, de caractériser le Code de la famille et des statuts personnels au Maroc. Le chemin parcouru a été important, mais celui qui reste à accomplir est encore plus long.
La morale, c’est que les progrès de la Moudawana, qui sont réels, voire méritoires, puisqu’obtenus de haute lutte et au prix de sacrés compromis avec la composante la plus conservatrice de la société marocaine, demeurent insuffisants. La réforme actuelle apporte ce plus, notamment sur les questions de garde et de tutelle (en cas de divorce). Mais c’est une réforme qui attendra d’ores et déjà d’être réformée. Pour le bien de la société marocaine, bien sûr, et pas seulement pour les femmes.
Il ne faut pas simplement attendre, mais continuer la lutte jusqu’à la suppression pure et simple de la polygamie, du mariage des mineures, la refonte totale du système dit de Kafala (adoption) et la consécration de l’égalité en matière d’héritage (entre femmes et hommes, mais aussi entre musulmans et non musulmans). Entre autres, bien sûr, parce que la liste est longue…