Mon ami Bruno

Karim Serraj.

ChroniqueLe gouvernement propose un projet de loi visant à permettre aux époux étrangers mariés à des Marocaines de bénéficier à leur tour de notre nationalité. Mon ami Bruno, marié à une Casablancaise, est super content, mais la Toile semble plus recroquevillée sur ses peurs d’un autre âge.

Le 08/10/2023 à 10h59

Bruno, dont la mère et la grand-mère françaises sont nées au Maroc, et qui est marié à une Marocaine, m’a appelé l’autre jour pour m’inviter à prendre un café. Bruno est un Italien d’origine, mais il l’a oublié. Depuis le temps que sa famille se perpétue génétiquement chez nous, entre Tanger et Casablanca, il a eu le temps de devenir plus marocain que certains de mes amis de souche. D’ailleurs, il porte très bien les djellaba, taguia et bel3a (babouches) à ses heures perdues. Il me dit, en sirotant un thé à la menthe: «C’est vrai ce que j’ai lu? Dis-moi, toi le journaliste...» Je n’ai pu lui répondre qu’en acquiesçant et en faisant en même temps la moue du visage. Comme pour lui signifier «oui» et «non», et que la partie n’est pas gagnée d’avance. «Ça va dépendre si le projet de loi va passer ou pas dans le gouvernement...», finis-je par lui dire.

Il faisait allusion au projet de loi n° 019.13, déposé par le ministre de la Justice, Abdellatif Ouahbi le 7 septembre dernier, modifiant l’article 10 du Code de la nationalité. L’article 10 ne prévoit pour l’heure des dispositions que pour la femme étrangère mariée à un homme marocain. Elle peut après cinq années de vie matrimoniale demander la nationalité marocaine.

«La femme étrangère qui a épousé un Marocain peut, après une résidence habituelle et régulière au Maroc du ménage depuis cinq ans au moins, souscrire, pendant la relation conjugale, une déclaration adressée au ministre de la Justice, en vue d’acquérir la nationalité marocaine» (article 10).

Entre janvier 2021 et septembre 2023, 339 femmes étrangères ont obtenu la nationalité marocaine via le mariage, selon les chiffres officiels qui m’ont été fournis par la Direction civile du ministère. Et dans la majorité des cas, les demandes de naturalisation sont examinées favorablement par la commission présidée par le ministre de la Justice, m’explique ma source.

Mais l’article 10 du code ne pratique pas la réciprocité pour l’homme étranger marié à une Marocaine. C’est cela que veut changer le projet de loi actuel.

Sur la même période allant de janvier 2021 à septembre 2023, à peine 18 hommes étrangers ont obtenu la nationalité marocaine grâce au droit de naissance: «[Peut demander la nationalité ] tout enfant né au Maroc de parents étrangers qui y sont eux-mêmes nés. Le père du demandeur doit lui-même être né au Maroc et se rattacher à un pays dont la fraction majoritaire de la population est constituée par une communauté ayant pour langue l’arabe ou pour religion l’Islam et appartenant à cette communauté» (article 9, Code de la nationalité).

L’acquisition de la nationalité par la naissance est donc réservée aux pays musulmans et parlant arabe, et il faut absolument que le père étranger du demandeur soit né au Maroc.

«Tu sais, me confia Bruno, je serai très bien en Marocain. Ma vie est ici. J’ai des enfants marocains, comme leur mère. Mais moi, je suis l’inconnu de la maison. Je demeure avec mon passeport français et ma vieille famille pied-noir qui a vadrouillé en Afrique du Nord depuis le 19e siècle avant de s’installer définitivement au Maroc». Il me fit cette confidence en darija, qu’il maitrisait parfaitement. Mais comme son père était né en France, il n’avait jamais pu prétendre à la nationalité marocaine.

«Tu es mon frère marocain», dis-je en serrant son bras avec amitié pour le rassurer. Je comprenais sa détresse. Et pour plus d’empathie, je lui racontais l’instant de gloire vécu il y a quelques années, lorsque Sa Majesté le Roi avait ordonné de changer les choses en matière de transmission de la nationalité aux enfants issus de couples mixtes. Auparavant, la nationalité marocaine ne pouvait être transmise que par le père marocain. Depuis 2007, les Marocaines mariées à des étrangers peuvent aussi léguer la nationalité marocaine à leurs enfants.

À la fin de notre conversation, Bruno a retrouvé le sourire, confiant que lui aussi va bientôt bénéficier de la nationalité marocaine. Nous nous sommes quittés ce soir-là le coeur apaisé.

Une fois chez moi, je me suis connecté sur les réseaux sociaux pour évaluer la situation. Et là, ce fut la douche froide. Sur X, Facebook, Instagram, Tik Tok fusaient des insultes, des idées reçues et des idées sottes tout court... Je me suis liquéfié sur place. En cherchant bien, j’ai découvert, ouf !, des posts d’internautes en faveur d’une nouvelle loi pour les étrangers mariés à des Marocaines. Mais ils étaient invisibles au milieu du tollé.

Si certains considèrent, sur la Toile, que la nationalité marocaine est sacrée et qu’elle ne doit pas être donnée aux étrangers, d’autres en profitent pour houspiller les femmes qui, selon eux, se marient avec n’importe qui et donc n’ont aucune conscience patriotique. Bref, j’ai éteint mon ordinateur ne sachant quoi penser vers minuit.

Le sommeil m’ayant résolument quitté, j’ai décidé d’écrire ma chronique. Je sais que le Code de la nationalité est déséquilibré à ce sujet. Il donne le droit à la femme étrangère mariée à un Marocain d’obtenir la nationalité au bout de cinq ans, mais l’échange équilibré et mutuel, de passation de l’identité, entre les époux n’est pas de mise.

L’homme étranger marié à une Marocaine équivaut à une femme étrangère mariée à un Marocain. Une peur ancestrale, parfois complotiste, aliène encore notre culture. La peur qu’un homme d’origine étrangère, devenu Marocain, ne fasse main basse sur la politique ou l’économie du Royaume. La peur d’être submergé par des gens aux origines non certifiées qui auraient des intentions douteuses. La peur de perdre notre identité en vertu d’une immigration qu’on se voit obligé d’intégrer in fine.

Tout ça démontre la mollesse de nos convictions identitaires. Nous avons une pétoche atavique, car le sentiment d’appartenance nationale est tout frais après le départ du protectorat. Il est vif et extrême pour la même raison.

Il faut décider si nous voulons vivre dans une société cosmopolite, digne des grands pays de ce monde, et se demander comment y parvenir. L’une des orientations est d’intégrer les étrangers de bonne volonté, de les fondre dans notre culture, qu’ils proviennent d’Afrique, d’Europe, d’Asie... Tout le monde en sort gagnant. Nous parlons de pères de familles qui vivent et évoluent entièrement parmi nous. Le projet de loi est déposé aujourd’hui par Abdellatif Ouahbi et il mérite la sagesse avérée de la nation marocaine.

Nous avons tous un oncle, une tante, un cousin ou une sœur installés dans un autre pays. Nous sommes contents de les voir épanouis, bien insérés, fiers de leur vie... L’histoire récente du Maroc est faite d’émigration et nos concitoyens sont des millions à vivre ailleurs. Ne doit-on pas accepter, nous aussi, ce droit humain inaliénable à se déplacer sur terre et à fonder des familles? Les Marocains en sortiront grandis et applaudis.

Alors, soyons sans crainte pour le projet de loi porté par le gouvernement. Les étrangers mariés à des Marocaines sont nos frères. Ils ont le droit de se sentir acceptés et pleinement épanouis dans leurs familles et leur vie sociale. Cela s’appelle la modernité.

Par Karim Serraj
Le 08/10/2023 à 10h59