Tout a commencé par ce qu’on appelle une chute bête. Comme s’il existait des chutes intelligentes, cultivées, élégantes.
Toutes les chutes sont bêtes. La mienne avait une touche théâtrale: un pied mal posé, une glissade digne d’un sketch muet, un bruit sec. Une douleur. Et ce moment de solitude absolue, couchée par terre, à négocier avec la gravité et la dignité.
Résultat: béquilles et obligation d’immobilité qui, entre nous, n’est pas si respectée.
L’immobilité. Un supplice pour ceux qui sont atteints de bougeotte. Tout devient un obstacle: une chaise trop loin, une porte fermée, un téléphone qui sonne au loin. Anticiper ses trajets comme une expédition au sommet du Toubkal. Tout planifier, du chemin vers la salle de bain, la cuisine, jusqu’à la distance entre toi et la bouteille d’eau qui te nargue, cruellement: yallah, aji, approche, si tu as le courage!
Demander de l’aide… de l’assistance… Pénible pour quelqu’un de vraiment autonome. Un égo écorché. C’est peut-être bête, mais je suis comme ça!
Les premiers jours, j’ai joué la vaillante. «Ce n’est rien, je vais en profiter pour lire, écrire, me reposer.» Mais on ne lit pas paisiblement, on n’écrit pas avec une jambe en l’air, le corps scotché toute une journée à une surface plane.
Se reposer, quand on est prise en otage par son propre pied? Une pénitence.
Sport, marche, randonnées, danse, Rakza…un mirage lointain, mon petit rêve interdit sur fond de béquilles, parfois la larme à l’œil, ou presque. Prise de poids garantie!
Et les béquilles. Quelle histoire! Un sketch permanent. Elles sont censées t’aider, tu parles... Elles glissent comme sur une patinoire, tombent pile sur ton pied déjà fracturé, comme si elles voulaient l’achever. T’infligent des bleus sur l’autre pied. Tu tentes d’en rattraper une, l’autre s’échappe. Et les escaliers? Un cauchemar.
Elles ne t’aident pas, non. Elles t’observent galérer, complices du sol.
Chaque marche devient un pic de suspense. Tu ne montes pas, tu pries à chaque degré comme si tu gravissais l’Himalaya avec des baguettes chinoises.
Descendre? Un compte à rebours vers la catastrophe. La dégringolade te guette.
Bref. Les escaliers et les béquilles, ce n’est pas un déplacement. C’est un châtiment.
Les béquilles... Des armes ambulantes de destruction massive.
Tu es en société? Spectacle assuré. Tu veux juste te lever, dignement? Une béquille tombe pile sur le pied d’un innocent. Cri étouffé, regard noir. Tu souris, crispée, tu t’excuses. Tu veux tourner discrètement? L’autre béquille part en roue libre, percute une table bien dressée. Verres, assiettes, tajine entier… tout explose. Tu es figée. La seule chose intacte dans la pièce, c’est ton regard paniqué.
«C’est dans ces instants qu’on prend pleinement conscience: ce n’est pas uniquement le handicap qui limite, mais bien souvent l’inadéquation des infrastructures elles-mêmes.»
— Soumaya Naamane Guessous
Ta béquille vise, tel un projectile, avec un tir très précis, un pot de fleurs. Pulvérisé, projetant terre et pétales. Tu observes, honteuse, impuissante.
Mais j’avoue que dans mon aventure, j’ai eu un choc bien plus profond que ma fracture qui, en fait, n’est qu’un petit souci, passager, face à des situations pires. Là, j’ai réalisé la galère des personnes à mobilité réduite.
Se déplacer avec des béquilles, c’est devenir funambule sur un terrain miné. Le corps se transforme en cheval de trait, épuisé de se porter lui-même. Impossible de faire ses courses: les mains sont collées aux béquilles. Oubliez les sachets, les paniers. Un œuf devient un fardeau.
Les trottoirs… Montagnes russes urbaines. Monter devient escalade. Descendre? Une tentative de saut en parachute sans parachute. Déjouer les trous, les crevasses, les bosses… L’espace public. Un champ d’obstacles.
J’ai même tenté une virée en fauteuil roulant. La galère. Pas de rampes, des trottoirs fracassés, inaccessibles, des seuils infranchissables, de rares ascenseurs. Et encore, moi, j’étais poussée, accompagnée. Mais combien doivent se débrouiller seuls dans cette jungle urbaine non adaptée à leur quotidien?
C’est dans ces instants qu’on prend pleinement conscience: ce n’est pas uniquement le handicap qui limite, mais bien souvent l’inadéquation des infrastructures elles-mêmes.
Honte à la Mairie de Casablanca, qui, depuis des années, reste sourde, muette et immobile face aux appels répétés pour des trottoirs accessibles, pour des rampes... Madame la Maire, la mobilité n’est pas un luxe, c’est un droit!
La bonne nouvelle? Les Marocains méritent une médaille d’or... en solidarité!
Il y a quelque chose de profondément réconfortant dans notre société: l’élan de solidarité, même par des inconnus. Je suis devenue une petite star locale de la béquille. On m’aide partout, on me cède les files d’attente, on me tire une chaise avec dévotion, on me dit partout: «Allah ychafik!» (Que Dieu te guérisse!).
Même les adolescents, ceux-là mêmes qui, d’habitude, sifflent en bande ou balancent des compliments approximatifs, se transforment soudain en petits saints: «Allah ychakif a Khti!», me disent-ils, pleins de sollicitude.
On me chouchoute. On m’appelle au téléphone, on m’envoie des messages affectueux, on m’apporte des fleurs, du chocolat, des gâteaux… Mais très peu de livres. Un seul. Peut-être, pensent-ils que le sucre soigne mieux que la littérature.
Cet élan d’affection est, à lui seul, une thérapie. Aussi précieuse que mes médicaments. Aussi essentielle que le repos imposé par l’immobilité.
Cette expérience m’a donné une leçon que je n’oublierai pas: être en bonne santé est un luxe discret qu’on ne sait pas toujours apprécier. Se lever seul, d’un seul bond. Marcher sans y penser, monter des escaliers sans grimacer, courir…Ce sont autant de bonheurs simples, mais immenses.
Il est vrai que, des fois, je râle, je grogne, je béquille de travers, mais je ris aussi. Parce qu’après tout, si on ne peut pas changer une chute bête, autant la raconter avec humour. Que Dieu vous protège!





