Le taxi que j’ai hélé avait déjà une passagère à bord. Il pleuvait des cordes. Alors il a baissé la vitre pour me prévenir: «Oustad, si vous allez là où je vais, montez! Sinon, qu’Allah vous vienne en aide!».
Vu le contexte, c’est le genre de proposition que je ne pouvais pas refuser. «Oui, oui, je vais dans votre direction!». Et c’était parti.
Je suis monté devant. Derrière, la passagère était silencieuse. Le taxi mit le doigt sur l’autoradio en demandant: «J’espère que vous n’avez rien contre la musique». Je fis non de la tête.
«Je sais que les taxis ont l’habitude de mettre le Coran ou le foot à la radio. Chacun son truc. Moi, c’est la musique qui me divertit. Surtout quand il pleut!».
Les chansons commençaient à défiler à petit volume. Du rock, du reggae, un peu de funk. Une vraie playlist des années 1970-80. Même si je feignais une certaine indifférence, le taxi comprit que mon indifférence était feinte et que cette playlist improbable remuait quelque chose en moi.
George Michael, Bob Marley, Supertramp, Diana Ross… J’ai l’impression d’être dans une boum ou une surprise-party comme on les appelait à l’époque, quand il fallait danser le slow ou le rock pour avoir une chance de se faire remarquer. Et je ne vous parle même pas de cette époque maudite du breakdance et du smurf, quand les plus futés se tortillaient comme des automates avant de se rouler par terre, après avoir fait le vide autour d’eux. De véritables tourbillons!
Je ne dis rien de tout cela. Je souriais intérieurement.
Puis la passagère descendit. Alors le taxi se tourna vers moi: «Je peux mettre le volume un peu plus fort?». Devant mon silence, il enchaîna: «Tu ne serais pas flic mon frère (boulissi khouya)? Je dis ça parce que tu ne parles pas beaucoup. Mais j’espère que tu me paieras à la fin de la course… Parce que les flics ne paient pas!».
Je lui dis de se rassurer: «Je te paierai double, aucun problème».
Ma proposition allait lui donner des ailes. Le taxi mit le volume à fond. Il se mit même à reprendre les chansons en chœur. Le résultat était un massacre parce qu’il ne connaissait pas très bien les textes et chantait faux. Sans oublier que cela rajoutait au stress de la circulation. J’aurais aimé lui dire: «Mon frère, de grâce, tais-toi!». Je n’en fis rien. Tout cela me plaisait.
À cause de la pluie et des embouteillages, le temps de la course s’allongeait. J’étais dans ma bulle. Je me tournais parfois vers le conducteur pour le dévisager. Je me mis à imaginer sa vie…
60 ans, peut-être un peu plus, scolarité courte et frustrante, jeunesse turbulente et pleine de rêves, découverte de la musique et d’autres plaisirs, peut-être un séjour en Europe ou un coup d’arrêt, une erreur de jeunesse, un accident de parcours… Puis la famille, le taxi, les choses de la vie, un coup de fatigue, les petits problèmes de santé, et toujours cette passion intacte pour le rock et «moussiqa l’gharbia» (musique occidentale), le genre de virus dont on ne se remet jamais…
C’est peut-être ce virus de la musique, cette maladie incurable et intraitable qui donne à ce sexagénaire décrépi des airs de gamin prêt à se jeter dans une piste de danse et à sautiller comme un cabri déchaîné et insouciant…
Cette course qui aurait pu être pénible fut, au contraire, superbe. J’en ressortis joyeux, optimiste, magnifiquement armé pour affronter cette journée de pluie et de mauvais temps.