Doukkali par mon père, je n’en suis pas moins d’Essaouira par ma mère. Pour autant, je ne prétends pas avoir poussé jadis la chansonnette avec Mick Jagger sous les remparts ni avoir fumé la mauvaise herbe avec Jimi Hendrix sur la plage, comme l’affirment avec aplomb tous les Souiris d’un certain âge.
- Et Orson Welles?
Non, non, lui non plus; je n’ai pas bu de l’eau d’Écosse avec le génial cinéaste lorsqu’il était venu à Essaouira tourner Othello. Mais tout cela n’empêche pas qu’il y ait quelque chose en moi de l’antique Mogador. Mieux: ce sont mes ascendants maternels qui ont inventé la marqueterie en bois de thuya qui fait la réputation de la ville. (Si je touchais ne serait-ce qu’un dirham de royalties sur chaque boîte odoriférante vendue à des touristes, ce ne serait pas avec un stylo Bic que je serais en train de rédiger ce billet mais avec -au moins- un Montblanc Meisterstück.)
Tout cela pour dire que tout ce qui touche à Essaouira et au thuya me concerne doublement.
Jugez alors de ma consternation quand une jeune femme s’approcha de moi, il y a quelques jours, à Essaouira, alors que je compulsais des livres chez l’érudit bouquiniste qui se trouve dans la petite rue à droite après avoir passé la poterne sous la fameuse horloge.
- Ah monsieur, me dit-elle, si vous pouviez laisser de côté les sujets frivoles que vous abordez chaque mercredi… Franchement, il y a plus sérieux, plus grave! Nous vivons une catastrophe et personne n’en sait rien.
La jeune femme se présenta -Hanane D., docteur en botanique, spécialiste de Tetraclinis articulata…
- Pardon?
- C’est le nom scientifique du thuya de Berbérie.
- Ah oui, c’est marrant, c’est ma famille qui…
- Laissons cela, écoutez-moi, le temps presse. La superficie occupée par le thuya est d’environ 566.000 hectares, soit près de 11% de toute la forêt marocaine. Dans la région d’Essaouira, le pourcentage monte à 35%. La tétraclinaie…
- La quoi?
- Ça veut dire: la forêt de thuya. Celle d’Essaouira est l’unique exemple de tétraclinaie sur sable en bordure de mer.
- Dis donc.
- Et voilà où je voulais en venir, monsieur. Cette tétraclinaie est en danger de mort, en voie de disparition…
- Mon Dieu! ‘llah yehfedh.
- Mais oui. L’heure est grave. On surexploite le bois, on arrache les souches mortes, ce qui met en danger la survie de cette essence dont la régénération est très difficile. Il y aussi la marqueterie qui utilise de façon intensive le thuya…
- Justement, ma famille…
- Oui, je sais, je les connais, vos cousins, vos cousines, leurs enfants… Les maîtres du ‘ar’ar. Pas de quoi se vanter, monsieur.
- Je suis mortifié, madame. Toutes mes excuses à la botanique.
- Et puis, il y a la déforestation, la destruction des habitats, l’érosion, l’ensablement, la pollution…
- Oui, mais ça, ce n’est pas ma famille qui est responsable.
- … l’extension des centres urbains, le surpâturage, l’usage des pesticides…
- N’en jetez plus! Que peut-on faire, à part aller se pendre à une lanterne?
- D’abord, il faut réveiller les consciences. Parlez-en dans votre prochaine chronique! Promettez-le moi!
- Promis, juré.
- Et puis il faut que de haut lieu on nomme d’urgence un Monsieur Thuya dont l’unique mission serait de se battre comme un lion pour sauver la tétraclinaie.
- Et pourquoi pas une Madame Thuya? Qui se battrait comme une tigresse? Maintenant que j’y pense, pourquoi pas vous? J’ai rarement entendu un plaidoyer aussi passionné.
La dame se radoucit, je crois même qu’elle rosit un peu et baissa les yeux. Nous nous quittâmes bons amis, devant la poterne, sous l’horloge.
PS: Je tiens son nom et son contact à la disposition de notre estimé ministre de l’Agriculture.