Le maire d’Amsterdam, M. Van der Laan, vient de révéler que notre ministre des Habous, Ahmed Toufiq, lui avait confié qu’il était un admirateur de Spinoza, le philosophe d’Amsterdam (1632-1677). Eh bien, bravo ! Spinoza était non seulement un penseur d’exception mais aussi un homme d’une grande intégrité, le genre de bonhomme dont on aurait cultivé avec joie l’amitié.
Il y a quelques années, en 2008, j’ai donné une conférence à l’occasion de la nomination d’Amsterdam comme «Capitale mondiale du Livre» par l’Unesco. J’ai montré qu’il y a une filiation directe entre «notre» Ibn Tofayl et Spinoza. Ce dernier avait chargé un de ses amis, Johan Bouwmeester, de traduire le chef d’œuvre d’Ibn Tofayl, Hayy Ibn Yaqzân, en néerlandais, et l’avait ensuite discuté en petit groupe, paragraphe par paragraphe, dans la maison du peintre Lairesse. Et c’est ainsi qu’il y eut, au dix-septième siècle, à Amsterdam, un club de lecture de très haute volée consacré à Ibn Tofayl ! Il fut un temps où nous étions pris au sérieux… À la fin de la conférence, le président de l’Académie des Sciences, Frits van Oostrom, vint m’en demander le texte en me disant qu’il était stupéfait d’apprendre tous ces détails. Si même un érudit ne savait pas cela, comment attendre du Néerlandais moyen qu’il sache que l’immense Spinoza puisait son inspiration chez un qadi andalou écrivant en arabe?
Ahmed Toufiq connaît-il l’histoire du manteau de Spinoza? Le grand philosophe portait un manteau troué. A ceux qui s’en étonnaient, Spinoza répondait qu’il ne voulait pas le faire recoudre, qu’il gardait l’entaille en souvenir du fanatique religieux juif qui l’avait un jour attaqué à coups de poignard, devant la synagogue, en criant «Hérétique!» Du takfir avant la lettre, en somme… Il faut dire que Spinoza avait été excommunié de la communauté juive de l’époque (les rabbins le haïssaient), à l’âge de vingt-trois ans, parce qu’il disait qu’on pouvait découvrir toutes les vérités du monde avec le seul usage de la raison, sans s’encombrer de préjugés, de révélations ou de traditions : on voit le rapport avec Ibn Tofayl, qui disait la même chose, plusieurs siècles avant lui – même si Ibn Tofayl y ajoutait une pincée de mysticisme qui ne doit pas déplaire à notre ministre.
En ces temps troublés, il faudrait que chacun de nous ait son propre «manteau de Spinoza» pour ne jamais oublier que l’intolérance et le fanatisme sont là, autour de nous, prêts à frapper, et qu’il ne nous faut donc jamais baisser la garde. Ce n’est pas un monde très agréable, on s’en consolera en relisant les philosophes. Voici une suggestion très sérieuse pour M. Toufiq : à quand un jumelage entre ces deux villes qui me sont chères, Amsterdam, où Spinoza est né, et Marrakech, où Ibn Tofayl est enterré ?