Ce qui se passe depuis quelques jours en France est affligeant. Depuis la mort de cet adolescent tué par un policier, on ne compte plus les véhicules incendiés, les magasins pillés, les bâtiments publics dégradés… Des milliers d’interpellations ont eu lieu, des centaines de gens et de membres des forces de l’ordre ont été blessés… Dans de nombreuses villes, on n’ose plus sortir le soir, on se terre chez soi, on se barricade– et cela dans un pays riche, au passé prestigieux, qui est une puissance nucléaire et un des cinq membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU.
Bien évidemment, c’est aux Français, et à eux seuls, de régler leurs problèmes. Il n’est pas question de nous mêler de leurs affaires. Mais nous devons tirer pour nous-mêmes les leçons de cet état de choses.
Revenons vingt ans en arrière. Le 12 Mai 2002, juste avant la finale de la Coupe de France de football, la Marseillaise fut copieusement sifflée. On était pourtant à Paris et le match opposait Lorient et Bastia, deux clubs français; mais une partie des spectateurs, bien que juridiquement citoyens de l’Hexagone, ne se sentait nullement concernée par l’hymne national. Pire: ils le rejetaient. Le président Chirac, qui était dans le stade, entra dans une colère noire– et on le comprend. Sans doute dut-il penser: «Comment en sommes-nous arrivés là?»
À nous, aujourd’hui, de nous demander: comment éviter d’en arriver là– dans vingt ans?
Comment éviter que dans une ou deux générations, des gens possédant un passeport marocain se sentent si peu liés au Royaume qu’ils sifflent et conspuent son hymne national?
Comment éviter que dans une ou deux générations, des quartiers entiers de Casablanca, de Tanger ou d’Agadir soient devenus des enclaves de gens qui détestent leur propre pays– ou pire: qui se drapent constamment dans des drapeaux qui ne sont pas celui de ce pays?
Comment éviter que dans une ou deux générations, le président d’un pays étranger prétende être le lointain protecteur de citoyens marocains– comme le président algérien, aujourd’hui, se proclame protecteur de citoyens juridiquement français parce qu’ils sont d’ascendance algérienne? Quelle confusion… On serait revenu au système des «protections» étrangères qui a participé au dépeçage colonial du Maroc au début du 20e siècle.
Ce n’est pas dans cinq ans ou dix ans ou trente ans que nous devons nous attaquer à ce problème, c’est aujourd’hui.
Le maître mot est évidemment l’intégration, sinon l’assimilation (n’entrons pas dans une querelle de mots). C’est la théorie– mais comment la mettre en pratique?
Je ne prétends pas avoir la réponse. Tout au plus pourrais-je avancer qu’il faut rester dans le respect de la dignité des gens mais sans faire preuve d’angélisme ni de lâcheté– il faut avoir le courage de refuser fermement que se créent des ghettos, des zones de non-Maroc à l’intérieur du Maroc.
Développer une stratégie à la fois humaine, stricte et courageuse pour atteindre ce but requiert la participation de tous, par-delà les clivages partisans et les conjonctures politiques de court terme. Il faut une Commission permanente, avec des pouvoirs étendus, pour intervenir sans tarder dès qu’une zone d’exclusion, de non-droit, de dégradation sociale et économique, commence à apparaître quelque part. On l’appellerait «Haute Commission de la Ville» ou «Haute Commission de l’Intégration», peu importe. Mais il nous faut cet organe capable de prendre rapidement de vraies décisions, manu militari s’il le faut.
Faisons un cauchemar. Imaginons le jour où des Marocains siffleront l’hymne national…
Non, ce jour ne doit jamais advenir. Et s’il advient, nos futurs concitoyens auront le droit de pointer le doigt sur notre génération et de dire: «C’est de votre faute, tous les signaux étaient là, l’exemple de la France était là– et vous n’avez rien fait!»