La scène se passe dans la médiathèque d’un quartier pauvre de Nîmes, une immense concentration de logements où s’entassent onze mille personnes, en très grande majorité des immigrés du Maghreb. Ironie amère: le quartier s’appelle ‘Pissevin’ alors qu’on y trouve davantage de boucheries et de librairies islamiques que de débits de boisson…
La scène se passe donc là, la semaine dernière. Une association locale pleine de bonne volonté m’a invité à donner une conférence. Au moment où j’entre dans la médiathèque, un monsieur d’un certain âge, un Français de souche, comme on dit, m’aborde et le dialogue surréaliste suivant s’engage (j’en garantis l’authenticité au mot près) :
- C’est vous, le conférencier ?- Pour vous servir, Monsieur.- Il y a écrit dans l’invitation que vous êtes ingénieur. Est-ce à dire que vous avez un BTS ?- Non, je suis ingénieur des Ponts et Chaussées.- Ah bon, vous n’avez même pas le BTS ?
Et il s’en alla, l’air déçu ou méprisant, ou les deux. (Pour ceux qui l’ignoreraient, le BTS est un brevet de technicien supérieur. C’est un diplôme tout à fait honorable et de grande utilité pour la société, mais enfin, les Ponts, ce n’est pas mal non plus.) Je compris vite d’où venait le malentendu : cet homme-là vivait – à la suite de quelles vicissitudes, on se le demande - parmi des Maghrébins défavorisés et, pour lui, le maximum auquel ces zigotos pouvaient prétendre, l’oméga, la lune, c’était le BTS. Que je n’eusse point ce diplôme était pour lui la preuve que j’étais un raté. Je crois qu’il n’assista même pas à ma conférence.
Après ce petit dialogue incongru, je passai par une série d’émotions.
1. La stupéfaction. J’ai utilisé des mots clairs et des phrases correctement construites. Comment se fait-il qu’il n’ait pas compris ma réponse ?
2. La colère. Ce fossile ne pouvait donc admettre qu’un Marocain pût grimper tout en haut de la hiérarchie universitaire de la République ? N’est-ce pas un cas flagrant de racisme ?
3. La commisération. Voilà un pauvre homme dont la comprenette s’est réduite à l’espace compris entre quelques tours, un bureau de poste et une supérette défraîchie. Il lui sera beaucoup pardonné.
4. L’indifférence. Qu’importe, finalement, cette phrase absurde prononcée un jour de canicule à Pissevin ?
Tout de même, me suis-je demandé, comment aurait réagi un jeune au sang chaud devant ce qui ressemblait à une provocation (mais qui n’en était pas une) ? Peut-être faudrait-il leur apprendre, ces jeunes-là, à passer très rapidement par les quatre émotions citées plus haut pour vite atteindre la quatrième. Quand on est confronté à la bêtise, à l’incompréhension ou à la maladresse, le mieux à faire, c’est de leur opposer l’arme suprême : l’indifférence.