On l’attendait de pied ferme et la voici enfin, la nouvelle mouture de notre prochaine moudawana. On les attendait aussi, et les voilà qui fusent, acerbes et aigries, les critiques de ceux qui se sentent lésés dans leurs droits et surtout dans leur vision de la masculinité. D’autres voix s’élèvent, désenchantées quant à elles, car de cette réforme, elles attendaient beaucoup plus. Dans tout ce brouhaha qui entoure l’annonce de certaines propositions validées par le Conseil supérieur des oulémas, et qui doivent désormais être soumises au Parlement, difficile d’y voir clair et d’établir une lecture de la société marocaine tant celle-ci apparaît sous ses différents jours, tout en contrastes.
Et c’est bien là tout l’intérêt de la chose: le débat que cette réforme entraîne, cet exercice auquel nous sommes si peu accoutumés mais qui, quand sa pratique est bien maîtrisée, représente le curseur qui indique la bonne santé de notre société. C’est grâce à ce débat que nous pouvons évaluer les valeurs qui font nos fondements. En l’occurrence, il est ici question de justice avant toute chose. Car quand on fait valoir l’équité et l’égalité, c’est encore et toujours de justice dont on parle.
Est-il envisageable de mettre tout le monde d’accord? Bien sûr que non. Le croire une fraction de seconde relève du fantasme, voire de l’innocence. Pour celles et ceux qui étaient déjà de la partie, on se souvient que la réforme de 2004 avait elle aussi fait grincer des dents. Et pour cause, à cette époque, les propositions amenées sur la table étaient révolutionnaires, peut-être même bien plus que celles de la nouvelle réforme.
Un petit rappel s’impose… À cette époque, la femme n’avait pas le droit au divorce et était soumise à la répudiation de son mari, la polygamie était de mise avec son lot d’injustices. La mère était privée de prendre des décisions pour ses enfants et n’endossait aucune responsabilité légale au sein de la famille… Cette vie-là, ce sont nos aïeules qui l’ont vécue, pour ne pas dire subie. Qui n’a pas un jour tendu l’oreille à sa mère, sa grand-mère ou son arrière-grand-mère, ne peut comprendre les souffrances qu’enduraient ces femmes. Sur leurs lèvres, un mot revenait sans cesse: «Sbar», la patience. Dans ce mot-là, qui avait un goût amer, celui de l’impuissance, certains hommes aujourd’hui veulent voir la clé de la réussite du couple. Mais ce qu’ils ne souhaitent pas voir, car ignorant les souffrances muettes de ces femmes qui n’avaient pas à qui se plaindre, c’est que dans cette patience que nous conseillaient nos aïeules pour assurer la pérennité du couple, il y avait la résignation. Celle des femmes dans un univers d’hommes où elles n’ont pas voix au chapitre. Celles de femmes qui étaient à la merci de leur père, de leurs frères, de leur mari, de leurs fils, passant d’une autorité à une autre, tout au long de leur vie, jusqu’à ce qu’elles s’éteignent, pleurées par tous en leur qualité de sainte parmi les saintes, louées pour leur patience légendaire.
Les choses ont changé. Celles qui ont encore la chance d’avoir à leurs côtés leur mère, leur grand-mère et peut-être même leur arrière-grand-mère, goûtent aujourd’hui la joie de ces femmes d’autres âges de voir leurs progénitures s’affranchir de carcans auxquelles elles ne pouvaient pas échapper. Aujourd’hui, leurs langues se délient et elles racontent leurs frustrations d’antan, leur colère, leur tristesse mais aussi leur foi, inébranlable, à laquelle elles se raccrochaient.
Encore une chronique qui chante les louanges du divorce, grognent déjà certains! Mais ce n’est pas d’apologie du divorce dont il s’agit ici, mais de considération de deux êtres humains, de deux citoyens qui doivent, in fine, disposer des mêmes droits, pour évoluer, grandir, vivre ensemble en harmonie. Dans le respect et l’amour, et non par contrainte ou par peur. Ce dont on parle ici, c’est de la beauté du mariage, quand il est pratiqué pour de belles et nobles raisons pour qu’en son sein, les deux êtres s’épanouissent.
Revenons donc à cette nouvelle moudawana, qui comme son illustre ancêtre, met les pieds dans le plat. Est-ce qu’on aurait aimé qu’elle aille plus loin? Oui, assurément. Est-ce qu’on s’attendait à ce qu’elle aille plus loin? Non, pas forcément. C’est une étape clé de la politique sociétale marocaine, et elle se doit de tenir compte des différences d’opinions, de croyances, de valeurs, non pas pour plaire à tout le monde (la chose est impossible), mais pour accéder à son but ultime, la justice, en adéquation avec l’essence de la religion musulmane.
Parmi les singularités de cette nouvelle réforme, il y a enfin son inscription dans l’ère du numérique et des réseaux sociaux. Qu’il nous semble loin le temps béni où on n’était pas abreuvé jusqu’à l’écœurement des pensées des uns et des autres. Enfin, des pensées, c’est un bien grand mot. Dans ce gros tas d’ordures que représentent les réseaux sociaux, on lit ça et là des commentaires qui prétendent être «l’expression de la pensée de la majorité du peuple marocain», qui pour bon nombre émanent –bizarrement– de Marocains résidant en Occident. Bien entendu, rares sont ceux, parmi ces grands patriotes aux têtes de lions ou qui arborent des étoiles mérinides en photos de profil, qui exposent leurs points de vue sous leurs vraies identités. Sur les réseaux sociaux, le courage de ses opinions est une notion dont on ne s’embarrasse pas. En revanche, on aime chasser en meute celles et ceux qui parlent à visage découvert, et qu’on affuble de cette nouvelle insulte pétrie de références politiques françaises, les «féministes gauchistes laïcardes».
Bref, ces grands virilistes, défenseurs d’un patriarcat auréolé de gloire et de poils, se lamentent depuis quelques jours sur le naufrage de notre civilisation. Sur le mur de leurs lamentations, on en apprend plus sur leur conception des hommes, des femmes et surtout, des grands projets qu’ils nourrissent pour le Maroc, tout en choisissant pour certains de ne pas y vivre, mais en exigeant que la réforme de la moudawana fasse l’objet d’un référendum. Ainsi, vocifère l’un, «ça ne servira plus à rien d’épouser une fille du bled. Autant se marier à une Française directement». Forcément, désormais que les femmes marocaines auront davantage de droits, au même titre que les femmes occidentales tout en restant musulmanes, le mariage devient moins tentant. Mais est-ce vraiment une épouse que recherchent ces hommes ou une chose à tout faire démunie de cerveau, que l’on transporte d’un pays à un autre?
Ils se décrivent comme les chevaliers d’un Graal qu’ils ont pour mission de protéger, celui d’une terre musulmane où tout signe d’occidentalisation doit être éradiqué. L’un d’entre eux évoque ainsi certains hommes marocains de «haute valeur» qui étaient monogames, mais qui face à la réforme ont décidé de devenir polygames par –accrochez-vous bien– «résistance civilisationnelle». Bref, depuis quelques jours, on peut lire de tout, et surtout beaucoup de n’importe quoi, énoncé au nom de la religion et au nom du peuple marocain.
Calmez-vous les frères, que vous le vouliez ou non, la réforme est en marche. Si elle ne vous plaît pas, vous êtes même libre de ne pas vivre au Maroc et de continuer à vivre en Europe, dans ces pays de mécréants où vous jouissez de droits et d’allocations. En attendant que la nouvelle moudawana se déploie juridiquement, et qu’elle agrandisse davantage son spectre à d’autres propositions, pour plus de justice sociale, à nous femmes marocaines d’éduquer nos fils dans l’esprit d’égalité, de respect de la femme et de justice. Et demain, une moudawana 3.0 inchallah!