On a suivi avec stupéfaction, ces derniers jours, les péripéties du feuilleton OpenAI. C’est dans la nuit de mardi à mercredi, comme dans un film à suspense, que la start-up créatrice de ChatGPT a annoncé le retour de son cofondateur Sam Altman. Le patron de l’entreprise avait été limogé quelques jours plus tôt par son conseil d’administration.
Le plus intéressant dans cette affaire est que le renvoi de Sam Altman avait été motivé par des raisons… philosophiques. En effet, le conseil d’administration avait estimé que le jeune entrepreneur n’était plus motivé par la recherche pure, mais par le profit (un drôle de reproche quand on pense qu’il s’agit des États-Unis, pays du capitalisme débridé). Il est vrai qu’OpenAI, fondée en 2015, avait été conçue comme une entreprise à but non lucratif.
Ce débat philosophique est d’une importance cruciale. Pour le comprendre, il faut se référer à la fameuse phrase de Rabelais: «Science sans conscience n’est que ruine de l’âme».
Cette maxime est susceptible d’au moins deux interprétations.
1. Première interprétation: toute connaissance non réflexive («sans conscience») est dangereuse. Il faut savoir que l’on sait (ou que l’on ne sait pas) pour pouvoir avancer. Par exemple, nous savons que l’excès de sucre est dangereux pour la santé, mais ce savoir ne sert à rien si on n’en tire pas de conclusion pratique, par exemple en limitant notre consommation de pâtisseries… Nous savons que le niveau des mers va monter à cause du réchauffement climatique, mais il faut «en avoir vraiment conscience», par exemple en cessant de bâtir le long du littoral. Sachez (constamment) que vous savez: vous vivrez mieux.
2. Deuxième interprétation: la morale prime sur la science. Il faut d’abord être guidé par des principes moraux (c’est ça, la conscience) avant de chercher le savoir et ses applications. Par exemple, avant de cloner des êtres humains, ce qui est techniquement possible, il faut se poser la question morale, philosophique, de la pertinence de cette prouesse. On ne peut avancer constamment sur le chemin de la science et de ses applications sans poser, au préalable, quelques principes éthiques.
Cette deuxième interprétation me semble être la bonne. C’est évident si on examine le texte dans lequel apparaît la phrase de Rabelais. Il s’agit d’une longue lettre que Gargantua adresse à son fils Pantagruel au moment où ce dernier va commencer ses études. «Mais parce que selon les dires du sage Salomon, sapience n’entre point en âme malveillante, et science sans conscience n’est que ruine de l’âme, etc.» Il s’agit donc de sagesse («sapience») et de bienveillance.
Quand on demanda à l’alpiniste George Mallory pourquoi il voulait gravir le mont Everest, ce que personne n’avait fait avant lui, il répondit «because it is there» («parce qu’il est là»). Cette fameuse réplique est acceptable quand il s’agit de battre un record sportif, elle ne l’est pas quand il s’agit de recherche scientifique. Ce n’est pas «parce qu’il est là» qu’il faut tenter de résoudre n’importe quel problème. Le clonage des êtres humains, la fission de l’atome -qui a donné la bombe atomique-, le remplacement de l’intelligence humaine par l’intelligence artificielle constituent des «mont Everest» qu’il ne s’agit pas de gravir simplement «parce qu’ils sont là»; il faut d’abord se poser des questions morales, philosophiques.
Le retour de Sam Altman a été unanimement salué comme le happy end d’une saga où un petit génie recouvre ses droits après en avoir été dépossédé par des méchants. Tout est bien qui finit bien.
Et si c’était le contraire?
Et si le retour d’un homme motivé par l’argent et non par le bien de l’humanité était au contraire un nouveau cas de «science sans conscience», aux conséquences potentiellement catastrophiques?