Une transformation profonde, accélérée non pas par le désir de modernité, mais par la contrainte: sécheresse, appauvrissement, disparition progressive des moyens de subsistance.
Les années successives de sécheresse poussent des milliers de familles rurales à quitter leurs terres. Un exode forcé, douloureux.
La baisse dramatique des réserves d’eau en est l’un des moteurs les plus brutaux. Des puits qui regorgeaient d’eau à 20 ou 50 mètres de profondeur sont aujourd’hui secs. Pour atteindre la nappe, il faut descendre à plus de 100 mètres, opération qui nécessite une sonde mécanique ou le travail des puisatiers. Le coût varie entre 10.000 et 50.000 dirhams, inaccessible pour nombre de foyers.
La rareté de l’eau oblige les familles à parcourir des distances de plus en plus longues. Autrefois, une famille comptait de nombreux enfants, mobilisés pour cette corvée. Aujourd’hui, les foyers ruraux ont en moyenne trois enfants, souvent scolarisés, donc indisponibles. Dans plusieurs zones, l’eau n’arrive que par camions-citernes ou par charrettes. Frais insupportables pour des ménages déjà fragilisés.
L’État a installé des bornes-fontaines, des raccordements locaux: près de 65% des ruraux ont accès à l’eau, soit au domicile soit dans le douar. L’électrification est quasi totale. Mais ces avancées techniques ne suffisent plus à compenser l’effondrement du rendement agricole. Car la sécheresse n’est pas seule en cause. Les prix des semences, des fertilisants et des produits de base ont flambé. 70% des agriculteurs possèdent moins de 5 hectares. La majorité ne dispose que d’1 à 3 hectares. Des parcelles trop petites pour générer un revenu, suffisantes à peine pour survivre.
Avec la sécheresse, les récoltes se sont effondrées. Le bétail, dont l’alimentation doit être achetée, devient un luxe. Beaucoup ont dû vendre leurs bêtes. Après sept années de sécheresse, les réserves de blé, d’orge, de fourrage et les économies ont disparu.
L’exode commence souvent par l’envoi d’un fils ou d’une fille en ville. Avant la décision ultime: abandonner la terre sans garantie d’avenir.
En ville, commence une autre précarité, plus brutale encore. Les familles sont parfois hébergées par des proches, eux-mêmes à la limite de la survie. Avant, les nouveaux arrivants grossissaient les bidonvilles; aujourd’hui, c’est fini. Sans qualification professionnelle, l’intégration au marché du travail est presque impossible. Beaucoup intègrent l’informel: vente ambulante, petits services, parfois mendicité. La chute sociale est rapide, vertigineuse.
Aïcha, 75 ans: un déracinement irréversible. Veuve, mère de six enfants, elle raconte une histoire devenue tristement banale: «Mes deux fils, en Italie, m’ont toujours aidée. Les autres sont pauvres. Avec la sécheresse, notre situation s’est dégradée. Mon plus jeune fils voulait quitter la campagne J’ai été obligée de le suivre. Notre douar comptait 32 familles: il n’en reste que huit.»
Aicha vivait autrefois entourée, respectée, dans une maison et un champ spacieux. Aujourd’hui, elle partage une petite chambre à Lahraouyine, à Casablanca, avec son fils. Les toilettes sont communes à plus de dix voisins.
«Je ne sors jamais. Je ne connais personne. J’ai peur du bruit, des voleurs, de traverser une rue. Je n’ai pas d’argent pour me soigner.»
Pourtant, Aïcha possède 32 hectares… mais des terres désormais arides, sans valeur, épuisées. «Je veux vendre la terre pour acheter une petite maison ici. Mais qui voudrait d’un terrain qui ne donne plus rien?»
Son fils survit en vendant quelques articles dans la rue. Sa dignité a glissé dans l’anonymat de la ville.
«Il y a deux ans, j’ai fermé ma maison en versant toutes les larmes de mon corps. Je pleure encore».
Il est vrai que les jeunes ruraux, aujourd’hui connectés à Internet, exposés à d’autres modes de vie et à des modèles urbains séduisants, ne s’imaginent plus construire leur avenir à la campagne. Beaucoup poursuivent leurs études, décrochent des diplômes et rêvent d’une vie en ville, une vie qu’ils perçoivent comme plus moderne, plus libre, plus prometteuse. Mais leurs familles, elles, ne sont pas toujours prêtes à quitter leur maison, sauf en cas de nécessité absolue. En temps normal, personne n’abandonne de gaieté de cœur une terre transmise depuis des générations, une maison construite pièce par pièce, un voisinage soudé, un mode de vie familier solidaire. Ce départ n’est jamais un choix. C’est une rupture.
L’exode rural n’est pas un choix: c’est une fuite. Une fuite devant la sécheresse, la pauvreté, l’effondrement des terres et l’impossibilité de transmettre un héritage agricole qui n’existe plus. Malgré les efforts gigantesques de l’Etat pour contrecarrer la sécheresse, ce déplacement massif ne fera que s’intensifier.
On parle aujourd’hui d’émigration climatique à l’échelle internationale. Ce qui se joue dans les campagnes marocaines est la même réalité: villages qui se vident, maisons verrouillées, terres abandonnées, existences bouleversées.
Et derrière chaque départ, il y a une histoire triste, comme celle d’Aïcha: une existence digne, patiemment construite, qu’il a fallu abandonner d’un seul geste… pour se retrouver au seuil d’une vie étrangère, dépouillée de tout ce qui faisait sens, y compris la dignité.
Espérons que la sécheresse ne devienne qu’un souvenir lointain, effacé par le retour de pluies bienveillantes… et que nos campagnes, à nouveau, se couvrent de fleurs, de verdure et de vie.





