Certes le Maroc est parmi les pays arabes les plus avancés en termes de lois concernant les droits des femmes. En 2004, un code de la famille a été adopté et les codes pénal, électoral, de la nationalité et celui de la procédure pénale ont été amendés. Avec la constitution de 2011, l’égalité et la parité hommes-femmes ont été consacrées et une loi relative à la lutte contre les violences faites aux femmes a été adoptée en 2018.
Toutefois, malgré ces réformes, les discriminations persistent aussi bien au niveau des lois, de leur applicabilité qu’au niveau des pratiques et des croyances.
La violence basée sur le genre est une des expressions les plus extrêmes des inégalités entre les hommes et les femmes. D’après les données du Haut commissariat au Plan (HCP), publiées dans une étude datant de 2009, sur une population de 9,5 millions de femmes âgées entre 18 et 64 ans, près de 6 millions (soit 63%) ont subi un acte de violence au Maroc.
D’où l’importance d’études de la sorte, réalisée en l’occurrence par Oxam et Rabat Social Studies Institute.
Lire aussi : Violences contre les femmes: ces verdicts révolutionnaires prononcés par les tribunaux marocains
Méthodologie
L’étude menée à été graduelle, comprenant une phase de recherche bibliographique de consultation avec la société civile et d’échange avec les chercheurs, suivie d’une enquête qualitative basée sur 28 entretiens semi-directifs approfondis auprès de jeunes femmes et hommes âgés entre 18 et 53 ans, acteurs et/ou victimes de formes variées de violence.
Enfin, une enquête quantitative, dite expérimentale, a été administrée auprès de 1014 jeunes âgés entre 18 et 35 ans dont 50% de femmes. L’enquête a porté principalement sur les milieux urbains et a été conduite dans les villes de Rabat, Casablanca, Oujda, Larache et Agadir.
La domination masculine largement acceptée au sein du couple
Le matériau collecté dans le cadre de cette étude démontre une certaine ambivalence dans les perceptions et les attitudes des répondants concernant des schémas de comportement qui symbolisent des formes de violence à l’égard des femmes.
D’une part, l’autorité de l’homme sur la femme est largement acceptée par les jeunes interrogés. Ceci ressort clairement du degré de tolérance de l’attitude d’un mari qui contrôle la liberté de se vêtir de sa femme ou encore celle d’un mari qui contrôle les sorties de sa femme.
Ces contrôles, qui visent à dominer la femme et à la priver de sa liberté, sont justifiés par des croyances fortement enracinées dans une culture patriarcale.
Car dans la société marocaine, il est largement admis que la femme doit demander la permission à son mari avant de quitter le foyer conjugal.
A titre d’exemple, parmi les cas de figures mis en lumière, l’étude examine le degré de tolérance des jeunes vis-à-vis de l’attitude d’un mari qui prive sa femme de la liberté de se vêtir comme elle le souhaite.
Il a ainsi été demandé aux répondants s’ils étaient d’accord, en partie d’accord, pas d’accord ou pas du tout d’accord avec la vignette: «contrôle vestimentaire», laquelle fait état de la situation suivante: «Karim a obligé sa femme Naïma, habillée en jean et en T-Shirt, à changer ses habits avant de sortir ensemble pour boire un café.»
Les propos recueillis montrent que la majorité des enquêtés sont d’accord à 78% avec l’attitude du mari et que 22% ne sont pas d’accord.
Des opinions partagées davantage par les hommes (53%) que par les femmes (47%) dans le groupe qui était d’accord.
Dans le groupe des «pas d’accord», 59% sont des femmes et 41% des hommes.
Les valeurs de l’ordre patriarcal influent donc toujours les perceptions de la relation conjugale entre les jeunes couples. Les répondants qui tolèrent l’attitude du mari perçoivent ainsi les femmes comme des garantes de l’ordre social établi.
L’homme, quant à lui, exerce un rôle éducatif pour inhiber toute velléité de transgression des normes sociales dominantes. Les femmes ont elles-mêmes intériorisé ces rôles et tolèrent ce rapport d’autorité.
A noter toutefois que les enquêtés qui approuvent l’attitude du mari sont issus pour la plupart de niveaux sociaux faibles et moyens et ont un niveau d’études primaire et secondaire.
Lire aussi : Soignons les hommes pour guérir les femmes
La domination du mari sur sa femme? Ça s’explique!
Selon les commentaires récoltés lors de l’étude, la croyance selon laquelle l’homme a une autorité sur sa femme est partagée par 45% des répondants.
Dicter à sa femme la manière dont elle doit se vêtir est considéré comme une des responsabilités de l’homme envers son épouse avec parfois une référence explicite à la responsabilité du mari pour les péchés de sa femme. L’attitude du mari est justifiée par la jalousie ou encore la peur de l’homme pour sa masculinité.
Par ailleurs, le respect des règles sociales et du regard de la société est l’explication avancée par 27% des répondants. Ce groupe évoque des motifs variés tels que: «nous vivons dans une société conservatrice et/ou musulmane», «la femme doit se couvrir par respect pour son mari et pour la société», «le statut de femme mariée impose à la femme un style d’habillement pudique», «le corps de la femme est nu». Des propos avancés par les hommes à hauteur de 64% et par 36% de femmes.
Le devoir d’obéissance de la femme est quant à lui évoqué par 21% des répondants. Des notions telles que: «faire plaisir au mari», «respecter sa volonté», «avoir la bénédiction du mari», ou encore «la femme doit faire ce que son mari lui demande de faire» sont avancées par la majorité.
Pour une minorité toutefois, la femme doit obéir à son mari pour «éviter les problèmes entre eux», ou bien «pour éviter des problèmes dans la rue». Des points de vue davantage exprimés par les femmes (58%) que par les hommes (42%).
S’agissant de l’idée de concertation dans le couple, celle-ci a été mentionnée seulement par une minorité de répondants.
Et l’étude de conclure que toutes ces notions corroborent la domination de l’homme sur la femme dans le cadre d’une relation de mariage et montrent que la grande majorité des jeunes est attachée à des normes sociales privatives de la liberté des femmes.
La violence sexuelle dans le couple : non, c’est non !
Les résultats de l’étude montrent également que la domination masculine présente dans le couple influe toutefois moins sur la sphère sexuelle conjugale.
La violence sexuelle au sein du couple est non tolérée par la majorité des répondants. Ces derniers justifient leur position en se référant aussi bien aux valeurs traditionnelles, religieuses ou encore à celles des libertés et droits de l’homme.
La référence à ces deux registres traduit, d’un côté, l’importance toujours accordée par les jeunes interrogés aux traditions et à la religion pour justifier leurs attitudes et comportements. Mais d’un autre côté, elle montre le caractère composite du système des valeurs des jeunes, relève-t-on dans l’étude.
Il a ainsi été demandé aux enquêtés s’ils acceptent ou non le cas de figure suivante: «le mari de Naïma lui demande des pratiques sexuelles dont elle ne veut pas.»
En guise de réponse, les répondants avaient le choix entre «le mari doit respecter la volonté de sa femme» ou «le mari peut imposer des pratiques sexuelles à sa femme.»
Bonne nouvelle, le respect de la volonté de la femme est amplement partagé par les jeunes interrogés (96%), et ce dans des proportions similaires entre sexes, âges, éducations et niveaux sociaux, précise l’étude.
Pour justifier ce point de vue, on évoque le fait qu’il faut respecter les désirs et la volonté de la femme: «le respect entre l’homme et la femme est nécessaire dans la relation sexuelle», «si le mari force sa femme, il risque d’avoir des problèmes par la suite», «la femme ne va plus aimer son mari».
Pour 21% d’entre eux, l’homme n’a pas le droit d’imposer sa volonté à sa femme, dans le cadre de l’intimité. Ils pensent ainsi que « quand l’homme force sa femme, il s’agit d’un viol », il est hram de forcer sa femme à agir contre sa volonté, l’homme doit être malade pour forcer sa femme».
Lire aussi : Violences faites aux femmes: les voeux d'El Othmani à l'épreuve d'une réalité affreusement dure
Quand la religion s’en mêle
Il est également intéressant de relever qu’à hauteur de 10%, la référence explicite à la religion, à ce qui est hram ou hlal est mis en avant dans le cas de ceux qui condamnent la violence sexuelle. Pour ce groupe, «la religion est très claire», «il ne faut pas que l’homme dépasse les limites avec sa femme» car «la charia ne l’autorise pas.»
Toutefois, pour une minorité de répondants (4%), l’homme peut imposer des pratiques sexuelles à sa femme.
Ils étaient ainsi 36% parmi cette minorité à justifier leur choix par le fait que «la religion reconnaît ce droit à l’homme». Autre argument brandi, «c’est sa femme, il peut faire d’elle ce qu’il veut»...
Un tiers des enquêtés nuançait par ailleurs leurs propos en qualifiant les pratiques de hlal ou hram. Ainsi, il est avancé que les pratiques demandées par le mari doivent être halal.
Ils étaient ainsi 28% à justifier leur choix par le devoir de la femme de satisfaire les besoins de son mari car «elle est sa femme», «pour que le mari n’aille pas voir une autre femme.»
Les résultats de l’étude démontrent l’emploi récurent de la référence au verset coranique «vos femmes sont un champ de labour pour vous. Venez à votre champ comme vous voulez, et œuvrez pour vous-même à l’avance» (sourate II, 223) pour légitimer le fait qu’un privilège est donné à la satisfaction masculine et que la femme doit satisfaire les désirs de son mari.
A titre d’exemple, une jeune interviewée d’Agadir déclare ainsi, «j’écoute les explications des hadiths… J’écoute beaucoup d’émissions de ce genre. Il est dit qu’il est hram de dire non au mari, c’est ce qui me pousse à accepter des pratiques dont je ne veux pas.»
Une autre jeune femme de Rabat déclare quant à elle: «je ne peux pas dire non à mon mari, c’est un devoir. Puisque je me suis mariée avec lui, c’est son droit. Il me dit comme ça: c’est mon droit légitime, si tu ne veux pas, je vais te répudier et je vais ramener une autre femme, il y a beaucoup de filles ».
Des propos qui rejoignent ceux d’une autre femme enquêtée à Larache : «Même quand je n’ai pas envie, mon mari me dit que c’est son droit, sinon, les anges vont m’insulter toute la nuit, il me dit que je suis sa femme. Ce sont les raisons pour lesquelles j’accepte…»
Toutefois, lorsque le mari demande des pratiques jugées hram, certaines femmes refusent de se soumettre et se référent à la religion pour légitimer leur refus. Celles-ci vont jusqu’à en informer les familles pour s’assurer de leur appui au cas où elles décideraient d’entamer une procédure de divorce ou de quitter le foyer conjugal.
C’est le cas de cette femme de 27 ans, vivant à Larache: «chaque fois que mon mari m’imposait des pratiques qui n’étaient pas permises par la religion, je refusais… il voulait toujours me toucher au niveau des manatek moharrama (sodomie)…même quand il me frappait, je refusais…»
Et l’étude de conclure à la lumière de ces témoignages que, quelle que soit notre lecture du Coran et des hadiths, la religion constitue un cadre de référence important dans la conception de ce qui est permis (halal) ou interdit (hram) dans la relation conjugale sexuelle.
Un dispositif religieux à revoir
Parmi les recommandations émises par Oxam et Rabat Social Studies Institute (RSSI), auteurs de cette étude, le fait que le dispositif religieux est à mobiliser dans l’enseignement des valeurs de l’égalité homme-femme et dans la condamnation de toute forme de violence envers les femmes et les filles.
Le discours religieux sur les droits des femmes, leur place et rôle, aussi bien dans la sphère privée que publique, doit être harmonisé et refléter les valeurs d’égalité et de liberté telles qu’elles existent en islam.
Et de préconiser des axes de travail concrets, à commencer par la fait de développer des messages religieux clés à communiquer, qui soient en concordance avec l’esprit de l’islam et les valeurs universelles des droits humains. Un travail qui doit s’inscrire dans une démarche participative intégrant les acteurs associatifs confrontés aux problématiques de genre, à savoir les adouls et les magistrats diplômés en charia et en droit ainsi que des chercheurs en sciences humaines et sociales.
Il s’agit également d’identifier les moyens de communication médiatiques les plus populaires et suivis par les Marocains pour vulgariser ces messages clés.
Enfin, il est également essentiel d’intégrer ces messages aux prêches du vendredi dans les mosquées, de manière pérenne.
A propos des auteurs de l’étude
Oxfam est une organisation globale qui lutte dans plus de 90 pays contre l’injustice, la pauvreté et les inégalités et qui travaille sur les causes des problèmes.Oxfam est présente au Maroc depuis plus de 25 ans et a fait de la participation citoyenne son principal levier pour réduire les inégalités socio-économiques et de genre, à travers l’accès aux droits économiques et sociaux et à une vie libre de violence pour les femmes.
Rabat Social Studies Institute (RSSI) est un laboratoire d’idées indépendant qui se veut à la fois un centre de réflexion, de recherche-action, de conseil et d’expertise. Il a été créé en 2011 par un groupe de chercheurs pluridisciplinaires sous la présidence de feu Driss Benali.










