Que de fois j’ai été témoin de situations où un citoyen de condition modeste était victime d’injustice ou de maltraitance.
Que de fois j’ai vu des choses, dans la rue, dans les couloirs de l’administration, qui m’ont choqué, scandalisé et laissé sans voix.
Que de fois on m’a raconté l’hôpital public, la clinique ou l’école privée et les prix exorbitants qu’il faut débourser pour se faire soigner ou faire éduquer ses enfants.
Que de fois des connaissances ou des amis m’ont raconté les problèmes administratifs liés à la corruption, devenue quasi banale et même réclamée sans détour.
Que de fois j’ai eu le sentiment qu’il y a plusieurs Maroc, plusieurs sociétés séparées par un gouffre d’inégalité et de mépris.
Une inquiétude grave planait sur les esprits ces derniers temps. On se disait entre amis: «Ça ne peut pas durer, ça va exploser un jour!».
La société marocaine est normale, donc contestataire.
Elle a beau être résiliente, patiente, un jour, n’en pouvant plus face à l’autre Maroc, celui qui ne cesse de s’enrichir et de s’éloigner des réalités quotidiennes de millions de personnes, elle sort dans la rue et s’exprime.
Il n’y a pas que le phénomène de la vie chère dont on a beaucoup parlé cet été. Il y a plus et pire: la classe politique dans son ensemble n’est pas à la hauteur, ne se sent pas concernée par ce qui arrive aux citoyens, à leurs problèmes, à leurs difficultés quand ils ont affaire à la justice par exemple ou font face à des problèmes de santé.
Et puis, nos politiciens sont dépassés et continuent de faire de la politique à l’ancienne, sans se rendre compte que le monde a changé et que notre jeunesse s’est très tôt emparée des réseaux sociaux les plus novateurs et performants. Ils ne regardent plus la télévision mais l’écran de leur téléphone où des informations arrivent, dont certaines sont fausses ou trafiquées. Mais cela, ils le savent et ont appris le doute.
Par ailleurs, le fait que plusieurs dizaines d’élus, dont des parlementaires, soient en prison pour malversation ou corruption avérée est le signe d’une délinquance incompatible avec l’État de droit.
Il y a le scandale de certaines cliniques privées. Cet été, un ami de condition très modeste s’est présenté dans une clinique pour inscrire son épouse qui devait accoucher. Sans avoir vu la femme enceinte, un gars en blouse blanche lui a réclamé la somme de onze mille dirhams (en espèces) pour une césarienne, comme si cette opération était automatique.
La tragédie d’Agadir où huit femmes ont perdu la vie en accouchant a été le déclencheur d’une colère légitime et d’une révolte qu’une jeunesse hyper connectée a traduite dans la rue, au début sans violence. Des jeunes ont manifesté dans une dizaine de villes, réclamant une meilleure éducation, un meilleur système de santé et la fin de la corruption.
Après, les choses se sont mal, très mal passées. Des casseurs ont infiltré ces défilés pacifiques et voilà qu’à Leqliaa, l’attaque d’une gendarmerie s’est soldée par trois morts.
L’enquête dira la responsabilité des uns et des autres.
Parfois il faut un choc pour réveiller ceux qui sont aux commandes. J’ai écouté le Premier ministre s’adresser en arabe classique aux manifestants. Les jeunes veulent des actes, pas des discours.
Vu avec un peu de distance, il y a un Maroc ouvert sur le monde, un Maroc qui réalise des projets formidables, un Maroc tourné vers le futur et vers l’étranger. Et puis il y a l’autre Maroc, le pays intérieur, souvent oublié, ignoré, avec une jeunesse qui ne trouve pas de travail. J’ai entendu le témoignage d’un jeune homme, bac+5, à qui on a proposé un travail dans une boîte de communication, à six mille dirhams par mois, soit deux fois le Smig.
Comment vivre aujourd’hui où la vie est aussi chère qu’en Europe avec six mille dirhams?
Les partis politiques traditionnels, les syndicats, sont largués. Discord et Instagram les ont remplacés et font mieux que tous leurs discours. La jeunesse marocaine s’est très tôt emparée de ces outils révolutionnaires et les a utilisés au moment où la contestation est devenue absolument nécessaire et légitime.
Il va falloir tout revoir. Faire des enquêtes pour identifier les casseurs qui ont profité de ces manifestations pour piller, incendier des biens et détourner le sens des réclamations justes et dignes.
Le changement ne se fera pas dans les discours mais dans des actes concrets et des décisions claires. Cela passe par une révision de la politique de la santé pour privilégier l’hôpital public et poursuivre les réformes dans l’éducation commencées par Mohammed Hassad, puis reprises par Chakib Benmoussa.
Quant à la corruption, malgré la vigilance de l’instance qui la traque, il va falloir insuffler davantage de moralité et d’honnêteté chez ceux qui en font une tradition qui ne choque plus personne. Pour cela, l’éducation est la solution à la base. Et puis l’amour de la patrie l’exige. Ce sera par amour de notre patrie que la moralisation de la vie quotidienne se fera. Pour cela, il faudra du temps. Du temps et de la volonté solidaire.
Bref, prendre conscience qu’il n’y a qu’un Maroc et combler les trous et les fossés entre le peuple et les dirigeants. Pour cela, la classe politique devrait se remettre en question et prendre conscience qu’elle est au service de la nation et non de ses intérêts personnels. C’est un chamboulement en profondeur qui est exigé.





