Blasphème ou opinion

Karim Boukhari.

ChroniqueUne opinion peut indisposer, déplaire et même indigner et mettre en colère: mais elle ne peut pas et ne doit pas mener en prison.

Le 16/08/2025 à 09h00

Avant tout, il faut préciser que cette chronique vise simplement à proposer une lecture différente et surtout utile à une affaire qui est en cours, et qui déchaine beaucoup de passion…

Parfois, un fait divers en dit plus sur une société que les grands discours politiques. L’arrestation d’Ibtissame Lachgar, militante féministe, rentre dans ce cadre. Accusée de blasphème, Betty, comme tout le monde l’appelle, est aujourd’hui en prison. Son «crime»? Défendre la cause LGBT au Maroc à sa manière, avec un t-shirt qui reprend un vieux slogan associant la «figure divine» au lesbianisme.

L’affaire a rapidement franchi les frontières. Les médias internationaux s’en sont saisis, et avec eux une forme d’incompréhension est en train de monter. Il y a de quoi. Le Maroc, en 2025, ne peut plus se contenter d’un double langage: ouvert et moderne à l’extérieur, conservateur et fermé à l’intérieur. Il ne peut pas prétendre dialoguer avec le monde tout en punissant l’ironie, la satire, la différence.

Comment, en 2025, peut-on encore enfermer quelqu’un pour une opinion? Car c’est bien de cela qu’il s’agit. Une opinion, aussi provocatrice ou choquante, puisse-t-elle paraître, n’est pas un crime. Une opinion peut déranger, heurter, susciter l’indignation, le malaise ou la colère, mais elle ne peut justifier l’enfermement. Elle peut être brocardée ou simplement entrainer un haussement d’épaules. Cela reste une opinion, rien de plus. Ici, elle mène en prison.

Au Maroc, comme dans plusieurs pays où les symboles religieux sont protégés par la loi, toute prise de parole qui s’écarte du consensus majoritaire est perçue comme une agression. La religion n’est pas seulement une croyance intime: elle devient la colonne vertébrale de l’identité nationale, de l’unité sociale. Blasphémer, dans ce contexte, revient à blesser et à trahir. Et toute trahison appelle une sanction.

Mais qui décide de ce qu’est un blasphème? Peut-on dire que Dieu est amour, comme le chantait Marvin Gaye, mais pas Dieu est femme? Peut-on affirmer que Dieu est miséricordieux, mais pas qu’il l’est aussi pour les minorités sexuelles? Peut-on comprendre que des activistes continuent de revendiquer le slogan «Dieu est noir», pour lutter contre le racisme anti-noir?

Ces slogans ne sont pas des vérités scientifiques. Leur éventuelle dimension blasphématoire est détournée parce que l’association à la figure divine devient un moyen de revendiquer le droit des minorités. Ce n’est pas religieux mais politique. On provoque pour interpeller la majorité et faire entendre la voix des autres.

«Au-delà de l’arsenal juridique qui circonscrit toute prise de parole: que faisons-nous de la liberté de penser, de croire, ou de ne pas croire? Sommes-nous capables de tolérer l’irrévérence? Ou préférons-nous l’unanimité imposée, le respect forcé, le silence obligatoire?»

—  Karim Boukhari

Le slogan de Betty, qu’elle n’a d’ailleurs pas inventé, relève d’un geste radical, voire de mauvais goût, mais symbolique. Ceux qui ont créé ce slogan ont voulu nous dire que, dans un monde qui exclut les lesbiennes et les minorités sexuelles, Dieu ne les rejette pas. Sa miséricorde, comme on nous l’a appris, a «couvert toute chose».

La grande charge émotionnelle qui entoure cette affaire ne doit pas nous aveugler. Betty est tout sauf une menace. Elle n’a tué personne. Elle appartient à cette graine de militants qui refusent le silence, même quand tout incite à se taire. Elle parle fort, avec cette inconscience, cette maladresse et cette naïveté propres aux «révolutionnaires», celles et ceux qui ne calculent pas les conséquences de chaque mot. Et c’est précisément cela qui dérange.

Face à elle, un État qui hésite. Car cette affaire est un test, autant pour les institutions que pour la société civile et plus spécialement les associations des droits de l’homme. Au-delà de l’arsenal juridique qui circonscrit toute prise de parole: que faisons-nous de la liberté de penser, de croire, ou de ne pas croire? Sommes-nous capables de tolérer l’irrévérence? Ou préférons-nous l’unanimité imposée, le respect forcé, le silence obligatoire?

Certains diront que ce n’est pas le moment. Que le pays a d’autres urgences: le chômage, les routes, les écoles, les hôpitaux. Que ce n’est pas prioritaire. Que la cause LGBT n’est qu’un détail. Que Betty cherche à provoquer, à semer la pagaille, la «fitna».

La vérité, c’est que personne ne connait le bon timing, ni la bonne méthode (si elle existe) ou les bons mots, le bon discours, qui peuvent faire avancer le schmilblick. Personne ne possède cette baguette magique, cette boule de cristal pour savoir sur quel bouton appuyer, quand et comment.

Betty fait partie de ceux qui essaient, qui cherchent. À sa manière, bien sûr. Qui est ce qu’elle est. On peut la refuser, ne pas la comprendre, ne pas y adhérer, l’ignorer. En un mot: la rejeter. C’est tout.

Par Karim Boukhari
Le 16/08/2025 à 09h00