Le 2 décembre à Fès, Abdelilah Benkirane est revenu sous les spotlights de la scène médiatique et politique, son lieu de prédilection, dans l’un de ses costumes préférés, celui de père la pudeur, grand défenseur de nos vertus, protecteur des mœurs traditionnelles et religieuses marocaines et surtout digne représentant du vrai et authentique Maroc, au nom duquel il prend la parole.
À vrai dire, en laissant de côté nos divergences de points de vue, on ne peut qu’admirer la ténacité de cet homme qui, après la sévère déculottée subie aux dernières élections, preuve criante du désaveu de sa base électorale, tente de revenir encore et encore, tantôt par la porte, tantôt par la fenêtre, en haut de sa tribune politique. On tient là un beau spécimen de politicien prêt à bondir de sa boîte pour faire feu de tout bois dès que l’occasion se présente.
Et en ce moment, Dieu sait que les occasions ne manquent pas pour le patron du PJD qui tente à tout prix de se rappeler à notre «bon» souvenir. Il y a bien sûr le conflit Israël-Hamas sur fond duquel le parti de la Lampe tente de se racheter une virginité auprès de son ancien électorat, en multipliant les propos antisémites et en allant jusqu’à offrir une tribune à l’ex chef du Hamas, Khalid Mechaal, qui s’est adressé directement aux Marocains dans un appel à peine dissimulé à l’insurrection. Des dérapages à n’en plus finir, ponctués de larmes de crocodile pour tenter de se faire absoudre du fait d’avoir signé, «à l’insu de leur plein gré», eux les dignes représentants du PJD, l’accord de normalisation avec Israël. Mais comment faire encore confiance à un parti qui n’assume pas ses propres actes? Le croire, ce serait croire cet homme infidèle, pris en flagrant délit de coït avec une autre, et qui prétexterait avoir trébuché et s’être retrouvé là... Oups.
Autre sujet d’actualité qui représente du pain béni pour Benkirane, la révision en cours de la Moudawana. Alors que le roi Mohammed VI a posé au gouvernement un ultimatum de six mois, le 26 septembre dernier, pour mener à bien la réforme du Code de la famille, ouvrant ainsi la voie à un Maroc où l’égalité entre hommes et femmes, notion qui figure dans la Constitution, serait véritablement appliquée dans la loi, Abdelilah Benkirane, lui, s’emploie à semer des grains de sable dans les rouages du processus.
Fidèle à lui-même, celui-ci a donc décidé de s’attaquer à sa cible préférée, les féministes, en employant sa tactique de prédilection, les isoler du reste des Marocains en leur collant une étiquette sur le front, celles de femmes francisantes complètement déconnectées de la vie réelle des Marocains. Le populisme couplé au refroidissement des relations entre le Maroc et la France, voilà donc le terreau dans lequel le sieur Benkirane entend faire germer et prospérer son idéologie archaïque.
«Nous récusons l’atteinte au référentiel islamique par certaines organisations et associations», annonce-t-il ainsi, tirant à boulet rouge sur ceux qui appellent à la fin de la polygamie, de l’interdiction des relations hors mariage et du mariage des mineurs, avec pour premier argument bidon le nom de ces mêmes associations. «Rien qu’à entendre leur nom, vous comprendrez», nous éclaire-t-il ainsi de sa science, dans un tacle aux organisations féministes dites progressistes. Ah bon? Voyons voir un peu ces noms qui en disent long sur le projet qui va à l’encontre des intérêts des Marocains et tâchons nous aussi de mourir moins cons: «Union de l’action féministe», «Association démocratique des femmes du Maroc», «Association marocaine des femmes progressistes», «Association marocaine des droits des femmes»… Non, même à y voir de plus près, on ne voit pas. Notre bêtise est donc incurable, à moins que ce ne soit notre intelligence qui se sente insultée.
La plupart des membres de ces organisations «vivent dans les nuages, ont de très bons salaires et règlent leurs problèmes d’une manière ou d’une autre. Et elles ne se soucient ni de la débauche ni de l’adultère», poursuit-il, bien déterminé à jouer sur la fracture des classes sociales au Maroc et à clouer au pilori de la vindicte populaire cette élite bourgeoise, qui a «reçu un enseignement à la française» et qui, complètement déconnectée de la religion et de la vie des Marocains, tente de corrompre leur esprit et leur pureté en important un mode de vie occidental. On en oublierait presque que chez nous au Maroc, le sexe adultère se pratique à l’arrière d’une Benz, dans un coin isolé de bord de mer, par des gens qui imposent aux autres l’interdiction des relations sexuelles hors mariage. Non, Monsieur Benkirane, l’Occident n’a rien à nous (ni à vous) apprendre en matière de «perversion des mœurs». On sait se montrer très imaginatifs quand il s’agit de contourner les lois, et cela, qu’on soit musulman pratiquant ou passif.
Des bourgeoises biberonnées à la laïcité, prêtes à mettre en pièce le référentiel islamique du Maroc, voilà donc à quoi cet homme-là réduit les femmes qui œuvrent dans des organisations qui militent pour l’égalité des droits en omettant pourtant de dire l’essentiel, à savoir que chaque association dite féministe au Maroc ne se contente pas de parlote politique mais œuvre sur le terrain et, pour nombre d’entre elles, a mis en place des centres d’écoute, d’aide et d’accueil.
Benkirane, qui tente de faire croire à ceux qui lui accordent un peu de crédit, que la révision de la Moudawana se discute dans la langue de Molière, dans les salons de villas huppées d’Anfa et de Souissi, entre deux coupes de champagne, omet ainsi de parler de toutes ces femmes, de conditions défavorisées, qui sont recueillies, écoutées, aidées juridiquement, socialement, financièrement par ces associations.
Il omet de parler de toutes ces femmes, de toutes les conditions sociales, qui se retrouvent à la rue après la mort d’un mari ou après un divorce, écartées par une belle-famille prompte à faire main basse sur un héritage. Il omet de parler des conditions de vie de ces mères célibataires, abandonnées de tous et traitées de putes quand bien même le fruit de leurs entrailles est issu d’un viol.
Il ne parle pas non plus du drame vécu par ces orphelins abandonnés parce que conçus en dehors des liens du mariage. Il tait dans un silence monstrueux la souffrance des petites filles et des adolescentes contraintes de se marier, qui trouvent parfois refuge dans ces associations pour échapper à leur triste sort, quand elles ne décident pas de se suicider, préférant au contraire exiger le maintien du mariage des mineurs au nom du respect de la religion.
Il ne dit rien de ces femmes battues qui appellent en larmes pour demander de l’aide ou qui débarquent paniquées avec des enfants terrifiés pour fuir un mari violent… Non, de tout cela et de bien pire encore, Benkirane ne dit rien, préférant faire croire aux Marocains que ces bourgeoises francisées ne connaissent rien à leur vie alors même que ce sont elles et leurs équipes qui vont au front chaque jour, pour venir en aide aux Marocains que Benkirane connaît si bien.
La question qu’il ne pose pas est: pourquoi diable cette élite –qui pourrait passer ses journées à s’en foutre royalement du reste de la populace tout en jouant au golf ou, mieux encore, pourrait plier bagage pour vivre sous d’autres cieux où la laïcité et les libertés individuelles sont érigées en règle sacrées– reste-t-elle au Maroc et continue-t-elle d’œuvrer dans l’associatif? Quel est donc son projet? Toutes ces bonnes femmes hystériques, comme il tente de les dépeindre, se réveilleraient-elles donc le matin bien déterminées à faire chier leur monde avec des principes dont personne ne veut? À d’autres, cher Monsieur Benkirane et consort.
Ce discours débilisant qui consiste à placer le militantisme pour les droits des femmes sous la bannière d’une occidentalisation diabolique, qui associe le principe d’égalité à une tentative de destruction de la société marocaine, est une insulte à l’intelligence des Marocains. On ne connaît que trop bien, depuis le temps que l’on pratique le PJD et sa branche rigoriste, le MUR, ces mécanismes de pensée archaïques. L’égalité et la justice ne sont pas des principes contraires à la religion musulmane; bien au contraire, c’est même-là son fondement. Quant à l’ijtihad, il n’est ni interdit ni haram, jusqu’à preuve du contraire.