Tribus sahraouies du Haouz de Marrakech

Mouna Hachim.

ChroniqueLes tribus du Sahara occidental marocain prolongent naturellement le tissu national. Le Haouz de Marrakech en offre une illustration éclatante.

Le 13/09/2025 à 11h00

Du désert aux montagnes, en passant par les vallées et les vastes plaines, il n’existe pas de rupture mais un seul et même territoire.

Certaines lignées, comme les Rgaybat et les Aroussiyin, rappellent leurs attaches septentrionales à travers leur parenté avec les Beni Arouss du Rif Occidental. D’autres, nombreuses, ont mené d’immenses chevauchées vers le Nord où leurs traces demeurent éclatantes, y compris dans la plaine du Haouz de Marrakech.

Ville appelée à devenir le siège du pouvoir de plusieurs dynasties, Marrakech est née de l’énergie des Sanhaja, "Voilés du désert", qui parcouraient déjà, plusieurs siècles avant l’islam, les immensités sahariennes, notamment depuis les montagnes de l’Atlas où s’étaient établies plusieurs de leurs branches (comme les Gzoula ou les Goudala) jusqu’aux rives du fleuve Sénégal.

C’est de ce creuset nomade qu’est née l’épopée almoravide au XIème siècle sous l’impulsion du chef religieux issu du Souss Abd-Allah ben Yacine (de la tribu Gzoula) et du chef de guerre, Abou Bakr ben Omar, de la branche sanhajienne des Lemtouna.

Les premiers jalons de Marrakech furent ainsi posés au pied des montagnes enneigées de l’Atlas. Aghmat, bâtie au bord de la rivière Ourika, fut d’abord la première base des Voilés dans la région. Mais elle fut rapidement reléguée au second plan, sans doute par désir de rupture avec la capitale des prédécesseurs zénètes, mais aussi parce qu’elle était trop enserrée entre ses murailles, étouffée par ses toits, quand ces nomades chameliers étaient encore assoiffés de vastes horizons.

C’est donc à cet émir, issu d’une vieille famille princière, monté sur son méhari de course, armé de son bouclier en cuir d’oryx algazelle, que Marrakech dut sa forteresse de pierre (Ksar al-Hajar).

Mais alors qu’il reprenait le chemin du désert pour juguler des révoltes dans le royaume du Ghana, son cousin paternel et lieutenant général, Youssef ben Tachfin, prit la relève et fit de Marrakech l’une des plus prestigieuses cités de son temps, au cœur d’un empire qui s’étendait du Ghana à l’Espagne.

Avec son fils Ali, s’ouvrirent les temps des grands travaux: édifices publics, ouvrages hydrauliques, palais et demeures privées...

D’autres tribus sanhajiennes, telles que les Messoufa, vinrent renforcer leur implantation dans une région initialement habitée par les sédentaires masmouda et les pasteurs zénètes.

L’histoire saharienne du Haouz ne s’arrête pas à l’épopée almoravide. D’autres tribus, venues par vagues successives, allaient s’y installer à leur tour, inscrivant profondément leurs marques dans cette région qui n’est pas une simple plaine agricole. Comme l’a montré Paul Pascon, elle est un laboratoire politique et social, où se sont mêlés dynamiques tribales, zaouïas spirituelles et autorité du pouvoir central.

Situé au débouché des cols de l’Atlas, le Haouz a servi de halte aux caravanes transsahariennes. Ce rôle économique a fait du Haouz une véritable plaque tournante et un espace où les tribus sahariennes se sont enracinées, devenant des relais essentiels.

À cette longue sédimentation s’ajouta, au XVIème siècle, un bouleversement démographique sans précédent: la poussée des Ma‘qil.

Considérées d’origine yéménite, ces tribus, arrivées dans le sillage des Bédouins Béni Hilal, furent d’abord refoulées vers le désert, où elles prospérèrent et connurent un essor démographique considérable.

Au milieu du XIIIème siècle, répondant à l’appel en renfort lancé par le seigneur du Souss Ali ben Yedder, révolté alors contre les derniers souverains almohades, certains groupes comme les Oulad Dlim s’y installèrent et laissèrent des traces notables (notamment au sein des Hachtouka), alors que d’autres pénétrèrent davantage dans le Sud.

De leur métissage avec les Amazighs et les populations noires naquit plus tard la société maure ainsi que le parler hassaniyya, qui se rattache, selon la tradition généalogique, à un ancêtre éponyme légendaire: le guerrier Hassan ben Mokhtar ben Mohamed ben Aqil ben Ma‘qil, auquel on attribue cinq fils, dont sont issues d’innombrables ramifications, toutes regroupées sous le dénominatif "Hassan".

De leurs rameaux sont issues des confédérations majeures, qui furent d’abord les alliées des Saâdiens et le fer de lance de la reconquête contre les Portugais, avant de s’intégrer progressivement dans l’armée et l’appareil du Makhzen.

Parmi ces tribus sahraouies, les Rhamna occupent une place essentielle. Connus pour leur bravoure, ils ont fourni au royaume des guerriers redoutables ainsi que des personnalités politiques de premier plan. L’une des épouses du sultan Mohamed Cheikh, Sahaba Rahmaniya, mère du futur sultan Abd el-Malik, était issue de cette tribu. Leur territoire, d’abord étendu, s’est réduit au fil des siècles, surtout aux XVIIIème et XIXème siècles, jusqu’à se limiter à la zone actuelle, au nord du Haouz, où ils laissent leur empreinte jusque dans la toponymie, avec Skhour Rhamna.

Leurs cousins Brabech furent également engagés dans l’armée et dans l’administration et fournirent au pays des figures réputées tant pour leur bravoure que pour leur piété. Ainsi, au XIXème siècle, Marrakech connut le mystique Bachir ben Abd el-Hayy Sahraoui Berbouchi, adepte de la voie Kontiya.

Dans ce sillage, les Chbanate s’établirent eux aussi dans le Haouz en tant que Guich Ahl Sous, fournissant des contingents militaires en contrepartie d’avantages fonciers et fiscaux. Leur influence fut telle que certains sultans saâdiens contractèrent des unions matrimoniales avec des filles de leur tribu. Profitant d’une période d’interrègne et de fragilité dynastique, ils tentèrent alors de s’emparer du pouvoir et firent assassiner le dernier sultan saâdien, Abbas ben Mohamed Cheikh, dont ils étaient les oncles maternels. Marrakech tomba ainsi entre les mains de leur chef, Abd el-Karim ben Boubker Chbani Hrizi, plus connu sous le nom de Kerroum el-Hajj, succédé à sa mort en 1668, au terme de dix ans de règne, par son fils Abou Bakr dont le règne éphémère de quarante jours s’acheva avec l’entrée victorieuse du premier sultan alaouite, Moulay Rachid.

Apparentés aux Chbanate, les Chrarda s’implantèrent à l’ouest de Marrakech où l’une de leurs grandes figures fut le cheikh mystique Ahmed ben Abd-Allah ben Mbarek Zirari Cherradi Qodaï, fondateur, au confluent des fleuves Nfis et Tensift, de la Zaouïa Cherradiya, où il forma de nombreux adeptes jusqu’à sa mort en 1747. Son fils Mohamed établit une zaouïa à Fès (à Derb Derj) et laissa son nom à une mosquée d’Essaouira —Zaouïa-t-Cherradi— lors de son séjour dans la cité en chantier, aux côtés du sultan Sidi Mohamed ben Abd-Allah.

Illustrant également ce continuum saharo-marocain, les Oulad Tidrarin occupent une place singulière. D’ascendance ansarienne, ils se rattachent à l’ancêtre Sidi Hanin ben Sarhan, enterré dans les territoires sahariens. Selon la tradition, ils seraient arrivés au Maroc dès la conquête menée par Oqba ibn Nafi, devenant ainsi l’une des premières tribus arabes établies à Saguia el-Hamra et à Oued Dahab, avant de se ramifier progressivement vers le Nord.

Un livre en plusieurs tomes ne suffirait pas à épuiser l’histoire et les ramifications de ces tribus. Des pages pourraient être consacrées aux A‘rib, originaires des profondeurs sahariennes et maintenant une présence tangible dans le Haouz, comme à Mhamid el Ghozlane; aux Oulad Bousbaâ auxquels nous avons consacré ici même une chronique à part entière; aux Ahmar, dont la présence est attestée à la fois dans la plaine de Marrakech, dans l’Ouest saharien et jusque dans le Souss, notamment à Houara et à Massa.

Que dire des Tekna, confédération issue du brassage entre Berbères Gzoula et Arabes Hassân? Habiles commerçants et hardis guerriers, ils ont laissé leur héritage du Sahara atlantique jusqu’au Gharb ou dans le Haouz.

Il ne s’agit pas de migrations ponctuelles mais d’un processus continu, nourri par les échanges commerciaux, les alliances militaires et les filiations généalogiques.

Les Oudaya en donnent un exemple frappant. Constitués en force militaire régulière par Moulay Ismaïl, dont ils étaient considérés comme les oncles maternels—sa mère étant Mghafriya, issue de ce lignage saharien—, ils furent établis en colonies militaires dans plusieurs villes du Royaume, dont Marrakech.

Il apparaît ainsi que l’intégration des tribus sahariennes dans le Haouz s’est opérée par plusieurs voies complémentaires: militaire, spirituelle, économique. Une intégration qui ne fut pas seulement symbolique: kasbahs, zaouïas, toponymes et patronymes rappellent encore cette présence. Même les habits ont conservé cette mémoire. Le khent indigo, typique des Tekna et des Sahariens du Draâ, était encore porté au XIXème siècle comme marqueur d’identité dans le Haouz de Marrakech.

Ces logiques ne relèvent pas seulement du passé. Fin 2024, la commune d’Ouled Mtaa, dans le Haouz, a accueilli la première Rencontre des tribus du Sahara marocain —preuve que ces attaches demeurent actives et vivantes.

Les mêmes dynamiques se retrouvent dans le Gharb, à Doukkala ou dans l’Oriental… Autant de jalons qui rappellent que le Maroc forme un continuum, de la Méditerranée au désert.

Par Mouna Hachim
Le 13/09/2025 à 11h00