Najib Akesbi, ou la nostalgie d’un Maroc qu’on ne reconnaît plus

Lahcen Haddad.

Lahcen Haddad.

ChroniqueL’économiste Najib Akesbi dénonce avec justesse la persistance d’un capitalisme de rente au Maroc. Mais sa lecture du modèle économique national, trop figée et trop globale, occulte les transformations structurelles en cours et manque d’une vision réformiste concrète.

Le 23/10/2025 à 11h00

À force de regarder le Maroc d’hier, il passe à côté du Maroc qui se transforme sous ses yeux.

Dans son entretien au Monde intitulé «Au Maroc, le capitalisme de connivence broie les pauvres et la classe moyenne», Najib Akesbi dresse un diagnostic sévère du système économique marocain. Selon lui, le pays serait dominé par un capitalisme de rente où une élite économique et politique capte la richesse nationale, tandis que la majorité des citoyens, notamment les jeunes et la classe moyenne, s’enfoncent dans la précarité et la perte de pouvoir d’achat.

La charge est forte, documentée et souvent lucide. Akesbi met le doigt sur des réalités incontestables: la persistance des oligopoles dans certains secteurs clés, la lenteur de la mobilité sociale, et l’incapacité du modèle à traduire la croissance en bien-être partagé. Mais au-delà de la pertinence du constat, le problème est ailleurs. Son analyse demeure partielle, statique et essentiellement dénonciatrice, sans réelle proposition de transformation.

Un constat lucide, mais daté

Akesbi décrit un Maroc figé dans la dépendance et la rente. Or, le pays des années 2020 n’est plus celui des années 1990. Pour mémoire, les analyses de Najib Akesbi sont restées les mêmes depuis les années 1970, comme si le Maroc n’avait pas bougé d’un iota depuis. Certes, la logique rentière existe encore dans des secteurs protégés, les marchés publics, certaines régulations favorisant la concentration. Mais le tissu productif marocain s’est considérablement diversifié: automobile, aéronautique, énergies renouvelables, électronique, offshoring. Des filières nouvelles ont émergé, portées par des investissements massifs et par une stratégie d’ouverture économique pensée sur le long terme.

Le Maroc a investi dans des infrastructures structurantes (Tanger Med, le TGV, les autoroutes, les interconnexions électriques) qui le positionnent aujourd’hui comme un hub industriel et logistique africain. Ces évolutions ne dissolvent pas les inégalités, mais elles montrent une dynamique de transformation que le discours d’Akesbi ignore ou minimise. À force de dénoncer la rente, il finit par invisibiliser la création de valeur productive.

Une critique sociologique, mais peu économique

Le ton de Najib Akesbi est celui du sociologue critique, pas de l’économiste empirique. Il parle de «capitalisme de connivence» sans distinguer entre rente parasitaire (monopole protégé, capture réglementaire) et rente stratégique (secteur à long cycle comme l’énergie ou les phosphates). Il dénonce la pauvreté, mais ne discute pas les politiques redistributives récentes: protection sociale universelle, transferts directs, élargissement de l’assurance santé, réforme de l’éducation et de la fiscalité. Autrement dit, il peint un tableau sans nuances intermédiaires.

«Le Maroc n’a pas besoin qu’on lui répète qu’il a des rentes. Il a besoin qu’on l’aide à les transformer en leviers»

—  Lahcen Haddad

Or, le Maroc contemporain est une économie hybride, où la rente coexiste avec la compétitivité. Certaines entreprises publiques ou privées restent abritées, mais d’autres, comme OCP, Renault Tanger, Safran ou BCP, évoluent dans des environnements ouverts et concurrentiels. Réduire cette complexité à un simple schéma d’accaparement revient à négliger la tension créative, et parfois douloureuse, entre l’ancien et le nouveau Maroc.

Une dénonciation morale sans alternative réformiste

La force du propos d’Akesbi réside dans sa capacité à nommer l’injustice. Mais sa faiblesse tient à l’absence d’une proposition opérationnelle. Il appelle à «une refonte du système» sans dire comment. Il critique la fiscalité sans avancer de modèle viable d’imposition progressive. Il condamne la libéralisation sans proposer de cadre incitatif pour les PME ou les startups. Il évoque la redistribution sans calculer la soutenabilité budgétaire dans un contexte de déficit maîtrisé à 3% du PIB.

En somme, son discours s’arrête à la frontière de la réforme. C’est un cri d’alarme intellectuel, voire idéologique, non une feuille de route économique. Or, le Maroc d’aujourd’hui a besoin d’une pensée de l’action: de la réforme fiscale courageuse, du développement régional mesurable, d’un État social performant, et non d’un simple procès du système. Ces exigences figurent d’ailleurs au cœur du Nouveau modèle de développement et des réformes sociales portées par le règne de Mohammed VI, où la stabilité est mise au service de la justice sociale.

Entre immobilisme et transformation lente

Là où Akesbi voit une inertie totale, il faut plutôt lire une transformation lente, inégale, mais réelle. Oui, les inégalités demeurent fortes, la productivité plafonne, et les classes moyennes s’essoufflent. Mais le pays s’est doté d’une stratégie industrielle et énergétique de long terme qui change progressivement la nature même du capitalisme marocain. D’un capitalisme patrimonial à un capitalisme productif, encore imparfait, mais en mouvement. Ce n’est pas un modèle idéal, mais un modèle en transition. Le risque n’est pas tant la rente que le retard de l’exécution, la faiblesse de la gouvernance et la lente appropriation institutionnelle. C’est là que se joue la bataille des dix prochaines années: transformer la rigueur macroéconomique en efficacité sociale, et la stabilité en mobilité.

Penser au-delà de la dénonciation

Najib Akesbi a raison de rappeler que la modernisation n’a de sens que si elle inclut, que la stabilité ne vaut que si elle redistribue, et que la croissance ne vaut que si elle élève. Mais son discours reste enfermé dans une logique de réprobation. Or, le Maroc n’a pas besoin de nouveaux slogans critiques, mais d’un contrat social renouvelé, plus transparent, plus équitable, plus décentralisé.

Akesbi est utile comme miroir de la colère sociale. Mais il est moins convaincant comme architecte d’un nouveau modèle. La critique qu’il incarne est salutaire, à condition qu’elle devienne une politique, pas une nostalgie. Le Maroc n’a pas besoin qu’on lui répète qu’il a des rentes. Il a besoin qu’on l’aide à les transformer en leviers. Ce n’est pas la nostalgie qui transformera le Maroc, mais la réforme.

Par Lahcen Haddad
Le 23/10/2025 à 11h00