Depuis quelques semaines, une polémique enfle autour du nouveau Recensement général de la population et de l’habitat mené par le Haut-Commissariat au plan (HCP). Au point même que certains ont appelé au boycott dudit recensement, risquant par là de potentielles poursuites en justice. La pomme de discorde n’est autre que la question de la langue, un sujet éminemment clivant dans la société marocaine.
Entre les tenants de l’arabisme d’un côté, ceux de l’amazighité de l’autre, sans oublier les darijophiles, chacun cherche à tirer la couverture de son côté. Cependant, Ahmed Lahlimi a, semble-t-il, tranché en affirmant qu’il ne s’agissait aucunement d’un recensement ethnique, et que la question de la langue ou de la foi était une affaire privée. Une manière comme une autre d’esquiver la question, puisque si l’on s’en tient à ce raisonnement, à mon opinion, fallacieux, ou du moins bancal, avoir des enfants est autant une affaire privée que notre langue maternelle.
Quoiqu’il en soit, la question de la langue maternelle ne sera donc pas posée aux citoyens interrogés. Et ceux qui répondront en Darija seront donc de facto comptabilisés comme arabophones. N’en déplaise aux militants amazighs, aux chercheurs, aux ethnologues, aux sociologues, aux anthropologues, aux historiens, aux linguistes, aux politologues… Le bataillon des mécontents n’aura pas eu raison de la forteresse HCP.
Cette neutralité affichée en est-elle réellement une? À ce propos, le célèbre démographe français Alfred Sauvy disait que «les chiffres sont des êtres fragiles qui, à force d’être torturés, finissent par avouer tout ce qu’on veut leur faire dire».
En occultant la dimension de la langue maternelle des citoyens questionnés, la méthode choisie par le HCP revêt de fait un caractère politique. Loin de moi l’idée de prêter à Ahmed Lahlimi une quelconque intention politique, mais les faits sont les faits, et ils sont têtus, puisqu’on peut faire des choix politiques à notre insu, un peu à l’image de Monsieur Jourdain, qui faisait de la prose sans le savoir.
Cela se verra assurément dans l’usage même qui sera fait des résultats du recensement et des interprétations qui en découleront. Ne dit-on pas que «tout est politique»?
Les tenants de l’arabité du Maroc sauteront sur l’occasion pour en faire leur étendard dans cette lutte d’occultation des fondements historiques et anthropologiques de notre pays, en invoquant à chaque fois les résultats de ce recensement pour faire taire leurs contradicteurs. Et ce, en opposition frontale avec la Constitution marocaine de 2011, qui a gravé dans le marbre la diversité culturelle et civilisationnelle du Maroc, ainsi que la qualité de langue officielle de l’amazigh.
Loin de l’affaiblir, la mise en exergue de la diversité linguistique du Maroc ne fera en réalité que le renforcer. D’autant plus que l’État marocain cherche à promouvoir le capital immatériel de la nation, dont la langue est assurément un pilier.
De même, les informations à caractère ethnolinguistique représentent pour les chercheurs de tout bord une mine d’or pour développer une compréhension plus fine de notre imaginaire et de notre civilisation. Et qui mieux que le HCP pour nous fournir ce type de données à travers le recensement?
En attendant, le HCP nous dit, sans le dire: «Circulez, il n’y a rien à voir».
Je vous donne donc rendez-vous dans dix ans pour une nouvelle polémique autour de cette question.