Huntington avait raison

Rachid Achachi.

ChroniqueCertes, nous dit Huntington, l’idéologie n’est plus le principal facteur d’antagonisme, mais cela ne veut pas pour autant dire que l’antagonisme a disparu. Il a juste pris une nouvelle, quoiqu’ancienne, forme. Puisque depuis la fin de la Guerre froide, les relations internationales ne sont plus structurées selon des antagonismes idéologiques, mais selon les fonds civilisationnels, dont les religions ne sont jamais que les marqueurs les plus visibles et les plus actifs.

Le 09/11/2023 à 11h00

Je ne vous cache pas que je m’étonne toujours de ceux qui s’étonnent du deux poids deux mesures appliqué par les puissances occidentales aux différents conflits dans le monde.

Car, d’un, une lecture historique, même brève, permet aisément de voir et de comprendre que la rhétorique universaliste et droitdelhommiste occidentale ne fut et n’est jamais qu’un vernis idéologique visant à mieux cacher une vision froide et calculatrice des relations internationales. Souvent, au profit d’une minorité au sein de ce même Occident.

De deux, cela voudrait dire que ces derniers ont béatement cru à ces paroles mielleuses, crachant au passage sur les travaux de Samuel Huntington, dont ils n’ont souvent jamais lu les écrits.

Au début des années 1990, deux écrits majeurs dans l’histoire récente des relations internationales ont été publiés à un intervalle d’un an. Le premier, en 1992, fut le célèbre essai de Francis Fukuyama, intitulé «La fin de l’histoire et le dernier homme». Il y développe, entre autres, l’idée que l’effondrement du bloc de l’Est marquait un tournant définitif dans l’histoire mondiale, puisqu’il matérialisait le triomphe total et, selon lui, définitif de l’idéal démocratique et du libre marché, autrement dit, du libéralisme occidental.

Ce dernier n’était désormais plus un horizon indépassable pour tous les peuples, mais le début de sa réalisation effective à une échelle planétaire.

Un an plus tard, l’article publié par Samuel Huntington dans la célèbre revue Foreign Affairs en 1993 et intitulé «The Clash of Civilisations?» est tombé comme un cheveu sur la soupe.

Certes, nous dit Huntington, l’idéologie n’est plus le principal facteur d’antagonisme, mais cela ne veut pas pour autant dire que l’antagonisme a disparu. Il a juste pris une nouvelle, quoiqu’ancienne, forme. Puisque depuis la fin de la Guerre froide, les relations internationales ne sont plus structurées selon des antagonismes idéologiques, mais selon les fonds civilisationnels, dont les religions ne sont jamais que les marqueurs les plus visibles et les plus actifs. Il développera plus en profondeur sa grille de lecture dans son essai «Le choc des civilisations», qui paraîtra en 1996. On peut y lire:

«Depuis la fin de la guerre froide, la façon dont les peuples définissent leur identité et la symbolisent a profondément changé. La politique globale dépend désormais de plus en plus de facteurs culturels… Car la culture est déterminante, et l’identité culturelle est ce qui importe le plus à beaucoup de personnes. On se découvre de nouvelles identités; on en redécouvre aussi souvent d’anciennes.»

Dans cette perspective, il distingue 8 sphères civilisationnelles, fondamentalement différentes: les blocs occidental, latino-américain, orthodoxe, islamique, sinisante (le monde chinois), hindou, japonais et africain. Chacune a ses spécificités et ses valeurs.

Le choc n’apparaît que quand l’une de ces huit civilisations prétend ériger ses valeurs en valeurs universelles, cherchant à les imposer aux autres. En l’occurrence, il s’agit en premier lieu de la civilisation occidentale. Huntington dit à ce propos que «les Occidentaux doivent admettre que leur civilisation est unique mais universelle, et s’unir pour lui redonner vigueur contre les défis posés par les sociétés non occidentales».

L’auteur admet non seulement que les valeurs occidentales ne sont aucunement universelles, mais que la survie du monde occidental dans un monde de plus en plus multipolaire et multicivilisationnel dépend étroitement de cette prise de conscience. Car l’échelle du monde a changé et le différentiel de développement et de puissance entre l’Occident et le reste du monde rattrape son retard à pas de géant.

Respecter la souveraineté, pas uniquement politique mais aussi et surtout civilisationnelle, de chaque pôle n’est plus une option pour l’Occident, mais un impératif de survie.

Ce positionnement situe de fait Huntington comme un réaliste réformateur, qui, contrairement à ses prédécesseurs, entend faire de la grille de lecture culturaliste un prisme pour expliquer les relations internationales de notre époque.

Mais ne vous y méprenez pas. Huntington n’est pas un anthropologue sans affiliation politique ni patrie. C’est avant tout un patriote américain, conservateur et très proche des républicains, mais dont le réalisme l’amène à rejeter toute forme d’impérialisme, d’universalisme, en privilégiant un monde multipolaire et civilisationnel au sein duquel l’Occident pourra continuer à exister et redevenir lui-même une fois libéré de son illusion universaliste.

Ainsi, la faillite du libéralisme aujourd’hui et du discours universaliste n’est jamais que le déchirement d’un voile qui n’a que trop duré. Et ce n’est, comme dit l’adage, que quand la mer se retire que l’on voit ceux qui nageaient nus, sans doctrine, ni idéologie, ni paradigme. Tâchons donc de remettre nos maillots intellectuels avant que le retrait de la marée libérale ne nous laisse livrés à nous-mêmes. Car au lieu de subir la multipolarisation du monde, nous pouvons y contribuer activement, par un éveil généralisé des consciences, dont les préalables sont et seront toujours, un décollage éducatif, économique et culturel de nos pays.

Par Rachid Achachi
Le 09/11/2023 à 11h00