Histoire de la Mosquée de Paris, une propriété marocaine

Jillali El Adnani.

Jillali El Adnani.

L’histoire de la Mosquée de Paris, propriété foncière du Maroc, est empreinte d’un oubli persistant, marqué par des secrets tenaces sur les circonstances de sa fondation, et sur la mainmise de l’Algérie sur ce lieu de culte. Pourtant, un fait résiste à l’effacement: son statut juridique, inchangé depuis 1917, témoigne du rôle majeur, foncier, architectural et spirituel du Maroc. Voici l’histoire de la spoliation algérienne, racontée par les historiens et documentée par les archives.

Le 19/01/2025 à 09h59

De 1917 à 1957, la Mosquée de Paris fut dirigée par deux figures marocaines d’envergure: Kaddour Ben Ghabrit, vizir et chancelier-adjoint des affaires chérifiennes, et son neveu Ahmed Ben Ghabrit. Ces deux hauts fonctionnaires, intimement liés à l’histoire du Royaume, ont marqué de leur empreinte la gestion et l’aura de la mosquée. Une continuité marocaine incarnée également par Mammeri, proposé par le secrétaire d’État aux Affaires étrangères pour le poste de recteur.

Cependant, en 1957, un tournant controversé survient avec la nomination unilatérale de Hamza Boubakeur, le 18 mai, par les ministères de l’Intérieur et le président du Conseil français. Cette décision, jugée abusive, provoque une réaction officielle du Maroc: une lettre de contestation adressée en août 1957 par le ministre marocain des Affaires étrangères. Cette réaction illustre la volonté du Royaume de défendre son héritage et de préserver le lien historique qui l’unit à la Mosquée de Paris.

La Mosquée de Paris appartient à la Société des Habous et des Lieux saints, une institution créée au palais royal de Rabat sous l’égide du sultan Moulay Youssef. C’est ce même sultan qui, en 1922, ordonna le lancement des travaux, acte confié à son représentant, le résident général Hubert Lyautey. En juillet 1926, l’inauguration, célébrée en grande pompe, immortalisa cette œuvre architecturale et spirituelle. L’événement fut relaté avec éclat dans le livre de René Weiss, publié en 1927: «Réception à l’Hôtel de Ville de Sa Majesté Moulay Youssef, Sultan du Maroc, Inauguration de l’Institut Musulman et de la Mosquée» (Imprimerie Nationale, 1927).

Inauguration de la Grande Mosquée de Paris, par le Sultan Moulay Youssef et le président Gaston Doumergue (IIIe République française), le 15 juillet 1926. 

Les faux statuts face à la vérité de l’acte de propriété

De faux statuts ont tenté, au fil du temps, de masquer la réalité d’une acquisition légitime. Pourtant, l’histoire et les archives dévoilent une vérité inébranlable: l’acte notarié de 1922 consacre la propriété de la mosquée à la Société des Habous et des Lieux saints, représentée par Si Kaddour Ben Ghabrit, vizir et chancelier des Ordres Chérifiens. Cet acte, signé entre le président de la Société et la Ville de Paris, repose sur une subvention d’un million cinq cent mille francs, permettant l’acquisition du terrain de l’ancien hôpital de la Pitié.

Pierre Justinard confirme cette vérité dans ses écrits: «La Ville de Paris accorde à la Société des Habous des Lieux saints de l’Islam une subvention sous forme d’un chèque de un million cinq cent mille francs, permettant à Si Kaddour Ben Ghabrit, en tant que président, d’acquérir le terrain de l’ancien hôpital de la Pitié. L’acte notarié entre Si Kaddour Ben Ghabrit et l’Administration de la Santé publique rendit ainsi l’Islam propriétaire, à titre incommutable, du terrain en question.» (Pierre Justinard, «Mosquée de Paris, Mémoire de fin d’études», Archives ANOM, Aix-en-Provence, p. 26)

Une note historique annonce ainsi la cérémonie du 19 octobre 1922: «J’ai l’honneur de rappeler à M. le Président du Conseil que le premier coup de pioche dans l’emplacement du “Mihrab” doit être donné le 19 de ce mois par M. le Maréchal Lyautey, entouré des personnalités musulmanes du Maroc, de l’Algérie et de la Tunisie. Les invitations sont faites par la Société des Habous et des Lieux saints de l’Islam.»

Ce jour-là, Lyautey envoya une lettre au sultan Moulay Youssef, rapportant cet instant historique: «Lorsque j’ai prononcé le Nom de Votre Majesté Chérifienne, il a été hautement acclamé par l’assistance. Le premier coup de pioche a été donné par le grand vizir El Mokri (premier ministre marocain), suivi des membres des diverses nationalités musulmanes.»

Chronologie d’une usurpation

L’histoire de la Mosquée de Paris est marquée par des manœuvres visant à falsifier son cadre juridique et à s’emparer de son patrimoine. Parmi ces épisodes, la création artificielle des statuts de la Société des Habous par Hamza Boubakeur, après une prétendue réunion d’Assemblée générale composée de membres fictifs, dont son propre garde du corps et des membres de sa famille. Ces subterfuges furent rapidement démasqués, comme le rapporte Gilles Kepel: «Bien que (Hamza Boubakeur) n’ait jamais appartenu à la Société des Habous, il prétend avoir présidé une “réunion” qualifiée d’Assemblée générale, dans un lieu non précisé, avec des personnes pour la plupart inconnues de la Société des Habous. Plusieurs des “membres” de cette “Assemblée” ont fait connaître qu’ils n’avaient jamais participé à ce groupement. Les autres n’ont pu être identifiés par leur adresse ou leur titre. Détail curieux: la prétendue Assemblée générale comprenait le frère, le fils et le garde du corps de Boubakeur, au demeurant seuls identifiables…» (Gilles Kepel, «Les Banlieues de l’Islam», Seuil, 1991, p. 81)

Document de 1962: Hamza Boubakeur modifie les statuts de la mosquée pour en faire un patrimoine susceptible d’être partagé entre l’Algérie et les régions sahariennes (OCRS), en cas de liquidation. Cet acte entérinait la dissolution de la légitimité de la Société des Habous et renforçait l’emprise algérienne.

Ce document atteste d’une usurpation systématique, perpétrée depuis 1958, et toujours en vigueur aujourd’hui. Ils témoignent d’une histoire où falsifications et manipulations ont pris le pas sur le droit et la mémoire collective.

Les autorités françaises, nourries par les observations de François Mitterrand en 1954, alors ministre de l’Intérieur, percevaient déjà la Mosquée de Paris comme un haut lieu du nationalisme marocain. On y priait au nom du sultan Mohamed Ben Youssef, exilé par le protectorat. Cherchant à contourner les statuts inébranlables de la Société des Habous, le ministère de l’Intérieur et le Conseil d’État encouragèrent la création, en 1955, d’une association des Amis de l’Institut musulman, renforcée par de nouveaux statuts en 1963.

Ces statuts ignoraient délibérément la Société des Habous, propriétaire légitime de la Mosquée. L’article 12 stipulait que le recteur serait nommé par arrêté interministériel, signé par plusieurs ministères français, mais aucune mention n’était faite des droits historiques marocains. Cette marginalisation délibérée inaugura une amnésie institutionnalisée.

Hamza Boubakeur, allant plus loin, déclara en 1962: «L’Institut musulman de la Mosquée de Paris appartient légalement à la France et non à la Société des Habous» (Paris, 18 octobre 1962). Cette prise de position servit à justifier l’accaparement de la mosquée entre 1957 et 1982.

En 1958, à Alger, sous le commandement du général Jacques Massu, une réunion clandestine, tenue le 19 septembre, entérina de nouveaux statuts de la Société des Habous. Parmi eux, l’article 3 stipulait: «Toute autre prétention, revendication ou contestation émanant d’un organisme public ou privé, d’une autorité officielle ou morale, ou d’une individualité étrangers à ladite association, telle qu’elle est reconstituée en vertu des anciens et des nouveaux statuts, est nulle et non avenue de plein droit.»

Cette disposition visait explicitement à exclure le Maroc de la gestion de la Mosquée. Ces nouveaux statuts précisaient également, en cas de dissolution, que: «Tout le patrimoine de la Société des Habous sera réparti entre les œuvres philanthropiques musulmanes algériennes et sahariennes.»

Document de 1958: courrier adressé au général Massu, commandant en Algérie du Nord, qui reconnaît encore la Société des Habous comme gestionnaire légitime de la Mosquée de Paris.

Ces mêmes statuts furent adoptés de nouveau le 10 avril 1962 et certifiés conformes le 13 juillet de la même année, établissant ainsi une mainmise algérienne.

Le gouvernement algérien poursuivit cette politique, effaçant tout lien avec l’œuvre marocaine et excluant les représentants marocains et tunisiens des décisions. Claude Lebel, ministre plénipotentiaire et directeur des Affaires marocaines et tunisiennes, dénonça cette manipulation dans une note adressée au ministre de l’Intérieur en 1962: «Par contre, la réapparition à Alger d’un prétendu bureau de la Société des Habous et des Lieux saints, recréé de toutes pièces pour les besoins de la cause “dans le cadre de la procédure d’urgence”, il convient d’ailleurs de noter la faible représentativité des membres non algériens de ce bureau.»

Ainsi, cette chronologie met en lumière une politique systématique d’usurpation, où falsifications et manœuvres juridiques visèrent à exclure le Maroc d’un lieu qu’il a fondé, bâti et porté.

Boubakeur père et fils: les acteurs d’une spoliation qui se perpétue

Le 26 juin 1966 fut créée une nouvelle entité: l’Association pour la protection des intérêts culturels et moraux de la communauté musulmane en France, régie par la loi 1901. Cette association avait pour objectif de diluer le caractère gouvernemental de la gestion de la mosquée tout en marginalisant la Société des Habous. Une assemblée réunissant 10 membres – 3 représentants marocains, et 3 algériens, 3 tunisiens et 1 dernier représentant français – entérina cette démarche.

Mais au fil des années, le dossier de la Mosquée de Paris fut marqué par des manipulations, jusqu’à une triste date en 1982: le recteur Hamza Boubakeur céda la direction de la mosquée à l’Algérie en échange de la restitution de ses biens personnels confisqués après l’indépendance algérienne. Ce troc symbolisait une nouvelle tentative d’appropriation par l’Algérie, initiée dès 1962 par le même personnage. Toutefois, cette décision ne fit pas l’unanimité. Alain Boyer résume ainsi la situation: «La prise en main de la Mosquée par l’Algérie est aussitôt contestée: dès le 21 octobre 1982, le gouvernement marocain remet une note de protestation… Les autres États musulmans adoptent une attitude analogue. Les autorités françaises refusent de reconnaître toute valeur à l’accord intervenu entre M. Boubakeur et l’Algérie.» (Alain Boyer, «L’Institut musulman de la Mosquée de Paris», CHEAM, 1993, p. 49)

Après une direction algérienne incarnée par deux recteurs affiliés au FLN, la mosquée passa sous la gestion de Dalil Boubakeur, fils de Hamza Boubakeur. Nommé recteur dans un contexte tendu, marqué par la décennie noire en Algérie et l’insécurité croissante en France après 1992, Dalil Boubakeur poursuivit l’héritage controversé de son père. Entre Hamza, qui déclara la Mosquée de Paris comme propriété de l’État français, puis en offrit les clés au régime d’Alger, et Dalil, qui consolida les liens avec l’Algérie, les rôles se sont révélés quasi interchangeables, témoignant d’une continuité dans la marginalisation de la légitimité historique marocaine.

On comprend dès lors que ce lieu de culte, qui fait l’objet de toutes les attentions aujourd’hui, soit devenu au fil des ans une antenne d’influence au service du régime d’Alger. Au point que la Grande Mosquée de Paris est considérée comme la véritable ambassade de l’Algérie en France.

Par Jillali El Adnani
Le 19/01/2025 à 09h59